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SUPPLÉMENT AU SIÈCLE DE LOUIS XIV.

fit résoudre la paix de Rysvick uniquement parce que les peuples commençaient à être malheureux. il y avait de pareilles âmes à la cour, comme le duc de Montausier et le duc de Navailles. Je ne parle ici que des courtisans qui ont été célèbres par leurs places, ou par leurs malheurs. MM. de Pomponne et Le Pelletier, dans leur ministère, furent plus connus par leur probité désintéressée que par tout le reste, et jamais il n’y eut une conduite plus irréprochable que celle de M. de Torcy.

L’auteur vertueux d’un fameux livre me pardonnera donc si je prends cette occasion de combattre ce titre d’un de ses chapitres : « Que la vertu n’est point le principe du gouvernement monarchique[1] », et de combattre tout ce chapitre, dans lequel il serait trop cruel qu’il eût raison. Je lui dirai d’abord que la vertu n’est le principe d’aucune affaire, d’aucun engagement politique. La vertu n’est point le principe du commerce de Cadix ; mais les Espagnols qui l’exercent, et avec qui nous n’avons de sûreté que leur seule bonne foi et leur discrétion, n’ont jamais trahi ni l’une ni l’autre. La vertu est de tous les gouvernements et de toutes les conditions ; il y en a toujours plus sous une administration paisible, quelle qu’elle soit, que dans un gouvernement orageux, où l’esprit de parti inspire et justifie tous les crimes. Il se commit des actions atroces parmi les seigneurs de la cour de Charles II et de Jacques II, qui ne se commettaient pas à la cour de Louis XIV.

Je dirai à l’estimable auteur de ce livre que lui-même n’a vu dans les corps dont il a été membre, dans les sociétés dont il a fait l’agrément, qu’une foule de gens de bien comme lui. Je lui dirai que s’il entend par vertu l’amour de la liberté, c’est la passion des républicains, c’est le droit naturel des hommes, c’est le désir de conserver un bien avec lequel chaque homme se croit né, c’est le juste amour de soi-même confondu dans l’amour de son pays. S’il entend la probité, l’intégrité, il y en a toujours beaucoup sous un prince honnête. Les Romains furent plus vertueux du temps de Trajan que du temps des Sylla et des Marius. Les Français le furent plus sous Louis XIV que sous Henri III, parce qu’ils furent plus tranquilles.

Voici comment l’auteur s’exprime pour appuyer son idée : « Si dans le peuple il se trouve quelque malheureux honnête homme, le cardinal de Richelieu, dans son Testament politique, insinue qu’un monarque doit se garder de s’en servir. Il ne faut pas, y est-il dit, se servir de gens de bas lieu ; ils sont trop austères

  1. Montesquieu, Esprit des lois, III, v ; voyez tome XIV, page 394.