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TROISIÈME PARTIE.

Mme  de Caylus était fille de la première, et il épousa en secondes noces Mlle  de Marsilly, qui est morte à Londres épouse de milord Bolingbroke. Ainsi Mme  de Villette et Mme  de Caylus étaient toutes deux nièces de Mme  de Maintenon : Mme  de Villette, par son premier mari, et Mme  de Caylus, par sa naissance. Elles étaient toutes deux dans l’éclat de leur beauté quand le marquis de Villette fit ce second mariage, et Mme  de Maintenon lui disait : « Mon neveu, il ne tiendra qu’à vous d’avoir chez vous bonne compagnie ; vous avez une femme et une fille qui l’attireront. »

Le traducteur de Bolingbroke se trompe un peu davantage quand il dit que j’ai fait de Mme  de Maintenon un portrait dans un goût tout neuf. S’il avait été instruit, il aurait dit dans un goût très-vrai. Je pouvais charger ce portrait ; je pouvais dire d’elle

Qu’elle n’eut d’autres droits au rang d’impératrice
Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice[1].

Je pouvais parler des hommages que sa beauté et son esprit lui attirèrent dans sa jeunesse, en ayant été très-informé par l’abbé de Châteauneuf, le dernier amant de la célèbre Ninon ma bienfaitrice, laquelle avait vécu, comme on sait, avec Mme  Scarron plusieurs années dans la familiarité la plus intime ; mais un tableau du siècle de Louis XIV ne doit pas, à mon avis, être déshonoré par de pareils traits. J’ai voulu dire des vérités utiles, non des vérités propres aux historiettes. C’est une vérité très-importante que la veuve de Scarron, devenue reine de France, se soit trouvée malheureuse au faîte de la grandeur par cette grandeur même. Elle disait à Mme  de Bolingbroke : « Ah ! ma nièce, si vous saviez ce que c’est que d’avoir à amuser tous les jours un homme qui n’est plus amusable ! »

C’est ainsi que le secret des cœurs est si peu connu ; c’est ainsi que nous sommes tous les dupes de l’apparence. On envie le sort de la femme, et du favori, et du ministre d’un grand roi ; mais ceux qui sont dans ces places, et ceux qui les regardent d’en bas, sont également faibles et également malheureux. Qu’il y a loin de l’éclat à la félicité !

E benchè fossi guardian degli orti,
Vidi e conobbi pur le inique corti
[2].

  1. Bajazet, II, i.
  2. Lebrun traduit ainsi ces deux vers du chant VII de la Jérusalem délivrée, octave 12 : « Simple intendant des jardins, je vis, je connus la cour et ses injustices. »