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DEUXIÈME PARTIE.

lui est donné de Dieu pour empêcher son eau salée de se corrompre, et pour conduire nos vaisseaux dans les ports, oubliant que la mer Méditerranée a des ports, point de flux, et qu’elle ne croupit point ; s’il affirme que tout a été créé uniquement pour l’homme, et s’il traite enfin avec hauteur ceux qui ne sont pas de son avis, il est assurément permis, en estimant son livre, de faire quelques innocentes plaisanteries sur de telles opinions.

Quand Winston a proposé en Angleterre des expériences ridicules et impossibles, on s’est moqué publiquement de Whiston, et on a bien fait. Il y a des erreurs qu’il faut réfuter sérieusement, des absurdités dont il faut rire, des mensonges qu’on doit repousser avec force.

S’il s’agit d’ouvrages de goût, chacun est en droit de dire son avis, et l’on est même dispensé de la preuve. Vous pouvez me comparer à Lucain, sans que je le trouve mauvais. S’il est question d’histoire, non-seulement vous pouvez relever des fautes, mais vous le devez, supposé que vous soyez instruit ; et en cela vous rendez service à votre siècle, surtout quand ces fautes sont essentielles, quand on a induit le public en erreur sur des faits importants, qu’on s’est mépris sur les grands événements qui ont troublé le monde, sur les lois, sur le gouvernement, sur le caractère des nations et de leurs chefs, et plutôt surtout quand on a calomnié les morts, que quand on a atténué leurs faiblesses.

Tout livre, en un mot, est abandonné à la critique. Montrez-moi mes fautes, je les corrige. Voilà ma réponse : malheur à qui en fait d’autres ! Dieu me garde de traiter de libelle le livre qui m’apprend à corriger mes erreurs ! La simple critique est une offense envers moi, si je ne suis qu’orgueilleux ; c’est une leçon, si j’ai un amour-propre raisonnable ; mais celui qui, dans ses censures, mettra les outrages violents, l’ignorance, la mauvaise foi, l’erreur, et l’imposture, à la place des raisons, sera l’horreur et le mépris des honnêtes gens. Je ne parle pas d’un malheureux qui, dans sa plate frénésie, attaquerait grossièrement les rois, les ministres, les citoyens, et qui serait semblable à ces fous furieux qui, à travers les grilles de leurs cachots, veulent couvrir les passants de leur ordure ; celui-là ne mériterait que d’être renfermé avec eux, ou de suivre les Cartouches[1], qu’il regarde comme de grands hommes.

  1. Cartouche était un malheureux voleur très-ordinaire, associé avec quelques scélérats comme lui. Le hasard fit qu’on donna son nom à la bande de brigands dont il était. Il fut le ridicule objet de l’attention de Paris, parce qu’on fut quelque temps sans pouvoir le prendre. Il avait été ramoneur de cheminée, et faisait servir souvent son ancien métier à se sauver quand on le guettait. Un soldat aux gardes avertit enfin qu’il était couché dans un cabaret à la Courtille : on le trouva sur une paillasse avec un méchant habit, sans chemise, sans argent, et couvert de vermine. Son nom était Bourguignon ; il avait pris celui de Cartouche, comme les voleurs et les écrivains de livres scandaleux changent de nom. Il plut au comédien Legrand de faire une comédie sur ce malheureux ; elle fut jouée le jour qu’il fut roué. Un autre homme s’avisa ensuite de faire un poëme épique de Cartouche, et de parodier la Henriade sur un si vil sujet ; tant il est vrai qu’il n’y a point d’extravagance qui ne passe par la tête des hommes ! Toutes ces circonstances rassemblées ont perpétué le nom de ce gueux : et c’est lui que La Beaumelle préfère à Solon, et égale au grand Condé. (Note de Voltaire.) — Voltaire a rapporté, page 102, le passage où La Beaumelle parle de Cartouche et de Condé. Quant au poëme sur Cartouche, que Voltaire dit être une parodie de la Henriade, il s’agit de l’ouvrage de Grandval père, intitulé le Vice puni, ou Cartouche, 1725, in-8o. L’auteur dit qu’il a « affecté de prendre quantité de vers des meilleures pièces de théâtre et autres ouvrages », et il imprime ces vers en italique.