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DEUXIÈME PARTIE.

rough de me montrer ses Mémoires. Elle me répondit : « Attendez quelque temps, je suis occupée actuellement à réformer le caractère de la reine Anne ; je me suis remise à l’aimer depuis que ces gens-ci gouvernent. »

Recherche qui voudra ces portraits de la figure, de l’esprit, du cœur, de ceux qui ont joué les premiers rôles sur le théâtre du monde. Je sais que ces peintures vraies ou fausses amusent notre imagination. Le bon sens est souvent en garde contre elles.

Je me soucie fort peu que Colbert ait eu les sourcils épais et joints, la physionomie rude et basse, l’abord glaçant ; qu’il ait joint de petites vanités au soin de faire de grandes choses : j’ai porté la vue sur ce qu’il a fait de mémorable, sur la reconnaissance que les siècles à venir lui doivent, non sur la manière dont il mettait son rabat, et sur l’air bourgeois que le roi disait qu’il avait conservé à la cour.

Un La Beaumelle peut dire à son gré, dans la vie de Mme  de Maintenon que « Mme de La Vallière avait des yeux bleus, point atteints du désir de plaire ; que Mme de Montespan avait le nez de France le mieux tiré ; l’autour du cou environné de mille petits amours ». Il peut dire que Mlle  de Fontanges était une grande fille bien faite, que Mme  de Montespan lui découvrait la gorge devant le roi, et qu’elle disait : « Voyez, sire, que cela est beau ! qu’en dites-vous ? admirez donc. » Il peut ajouter que Louis XIV l’aima comme Pygmalion. C’est là le style dont il croit qu’il faut écrire l’histoire, et que sa modestie veut me donner pour modèle. C’est à lui de peindre en détail toutes les dames de la cour de Louis XIV : il les a connues à Genève ; et moi, comme il le dit très-bien, je n’ai consulté pendant vingt ans que des gens qui ont mal vu[1].

À l’égard des écrivains qui devinent d’après leurs propres idées celles des personnages du temps passé, et qui, de quelques événements peu connus, prennent droit de démêler les plus secrets replis des cœurs, bien moins connus encore ; ceux-là donnent à l’histoire les couleurs du roman. La curiosité insatiable des lecteurs voudrait voir les âmes des grands personnages de l’histoire sur le papier, comme on voit leurs visages sur la toile ; mais il n’en va pas de même. L’âme n’est qu’une suite continuelle d’idées et de sentiments qui se succèdent et se détruisent : les mouvements qui reviennent le plus souvent forment ce qu’on

  1. La Beaumelle reconnaît la justesse des observations de Voltaire sur les portraits. (G. A.)