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Louis XIV exigea toujours ces secours de manière à n’être pas refusé.

On s’étonne, dans l’Europe et en France, que le clergé paye si peu ; on se figure qu’il jouit du tiers du royaume. S’il possédait ce tiers, il est indubitable qu’il devrait payer le tiers des charges, ce qui se monterait, année commune, à plus de cinquante millions, indépendamment des droits sur les consommations qu’il paye comme les autres sujets ; mais on se fait des idées vagues et des préjugés sur tout.

Il est incontestable que l’Église de France est, de toutes les Églises catholiques, celle qui a le moins accumulé de richesses. Non-seulement il n’y a point d’évêque qui se soit emparé, comme celui de Rome, d’une grande souveraineté, mais il n’y a point d’abbé qui jouisse des droits régaliens, comme l’abbé du Mont-Cassin et les abbés d’Allemagne. En général les évêchés de France ne sont pas d’un revenu trop immense. Ceux de Strasbourg et de Cambrai[1] sont les plus forts ; mais c’est qu’ils appartenaient originairement à l’Allemagne, et que l’Église d’Allemagne était beaucoup plus riche que l’empire.

Giannone[2], dans son Histoire de Naples, assure que les ecclésiastiques ont les deux tiers du revenu du pays. Cet abus énorme n’afflige point la France. On dit que l’Église possède le tiers du royaume, comme on dit au hasard qu’il y a un million d’habitants dans Paris. Si on se donnait seulement la peine de supputer le revenu des évêchés, on verrait, par le prix des baux faits il y a environ cinquante ans, que tous les évêchés n’étaient évalués alors que sur le pied d’un revenu annuel de quatre millions ; et les abbayes commendataires allaient à quatre millions cinq cent mille livres. Il est vrai que l’énoncé de ce prix des baux fut un tiers au-dessous de la valeur ; et si on ajoute encore l’augmentation des revenus en terre, la somme totale des rentes de tous les bénéfices consistoriaux sera portée à environ seize millions. Il ne faut pas oublier que de cet argent il en va tous les ans à Rome une somme considérable qui ne revient jamais, et qui est en pure perte. C’est une grande libéralité du roi envers le saint-siége : elle dépouille l’État, dans l’espace d’un siècle, de plus de quatre cent mille marcs d’argent ; ce qui, dans la suite des temps, appauvri-

  1. En 1790, l’évêché de Strasbourg avait quatre cent mille livres de rente ; l’archevêché de Cambrai, deux cent mille. (B.)
  2. Cet auteur fut excommunié pour avoir attaque le pouvoir temporel des papes. Il se sauva à Genève ; le roi de Sardaigne se saisit de lui par trahison, et il mourut dans la citadelle de Turin. Son Histoire fut publiée en 1723. (G. A.)