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SUPPLÉMENT AU SIÈCLE DE LOUIS XIV.

a d’autre loi, d’autre justice, que le caprice d’un seul homme. On ne s’est aperçu que le despotisme, dans ce sens abominable, n’est autre chose que l’abus de la monarchie, de même que dans les États libres l’anarchie est l’abus de la république. On s’est imaginé, sur de fausses relations de Turquie et de Perse, que la seule volonté d’un vizir ou d’un itimadoulet tient lieu de toutes les lois, et qu’aucun citoyen ne possède rien en propriété dans ces vastes pays ; comme si les hommes s’y étaient assemblés pour dire à un autre homme : Nous vous donnons un pouvoir absolu sur nos femmes, sur nos enfants, et sur nos vies ; comme s’il n’y avait pas chez ces peuples des lois aussi sacrées, aussi réprimantes que chez nous ; comme s’il était possible qu’un État subsistât sans que les particuliers fussent les maîtres de leurs biens. On a confondu exprès les abus de ces empires avec les lois de ces empires. On a pris quelques coutumes particulières au sérail de Constantinople pour les lois générales de la Turquie ; et parce que la Porte donne des timariots à vie, comme nos anciens rois donnaient des fiefs à vie, parce que l’empereur ottoman fait quelquefois le partage des biens d’un bacha né esclave dans son sérail, on s’est imaginé que la loi de l’État portait qu’aucun particulier n’eût de bien en propre. On a supposé[1] que dans Constantinople le fils d’un ouvrier ou d’un marchand n’héritait pas du fruit de l’industrie de son père. On a osé prétendre[2] que le même despotisme régnait dans le vaste empire de la Chine, pays où les rois, et même les rois conquérants, sont soumis aux plus anciennes lois qu’il y ait sur la terre. Voilà comme on s’est formé un fantôme hideux pour le combattre ; et en faisant la satire de ce gouvernement despotique qui n’est que le droit des brigands, on a fait celle du monarchique qui est celui des pères de famille. Je ne veux point entrer dans un détail délicat qui me mènerait trop loin ; mais je dois dire que j’ai entendu par le despotisme de Louis XIV l’usage toujours ferme et (quelquefois trop) grand qu’il fit de son pouvoir légitime. Si dans des occasions il a fait plier sous ce pouvoir les lois de l’État, qu’il devait respecter, la postérité le condamnera en ce point : ce n’était pas à moi de prononcer ; mais je défie qu’on me montre aucune monarchie sur la terre dans laquelle les lois, la justice distributive, les droits de l’humanité, aient été moins foulés aux pieds, et où l’on ait fait de plus grandes choses pour le bien public,

  1. Montesquieu, Esprit des lois, livre V, chapitre xiv.
  2. Ibid., livre VIII, chapitre xxi.