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Ce que payait au roi le clergé de France et des villes conquises allait, année commune, à environ deux millions cinq cent mille livres ; et depuis, la valeur des espèces ayant augmenté numériquement, ils ont secouru l’État d’environ quatre millions par année sous le nom de décimes, de subvention extraordinaire, de don gratuit. Ce mot et ce privilège de don gratuit se sont conservés comme une trace de l’ancien usage où étaient tous les seigneurs des fiefs d’accorder des dons gratuits aux rois dans les besoins de l’État. Les évêques et les abbés, étant seigneurs de fiefs par un ancien abus, ne devaient que des soldats dans le temps de l’anarchie féodale. Les rois alors n’avaient que leurs domaines comme les autres seigneurs. Lorsque tout changea depuis, le clergé ne changea pas ; il conserva l’usage d’aider l’État par des dons gratuits[1].

À cette ancienne coutume qu’un corps qui s’assemble souvent conserve, et qu’un corps qui ne s’assemble point perd nécessairement, se joint l’immunité toujours réclamée par l’Église, et cette maxime que son bien est le bien des pauvres : non qu’elle prétende ne devoir rien à l’État dont elle tient tout, car le royaume, quand il a des besoins, est le premier pauvre ; mais elle allègue, pour elle, le droit de ne donner que des secours volontaires ; et

  1. En France, le clergé est exempt, comme la noblesse, des tailles et de quelques-uns des droits d’aides. La noblesse était censée remplacer les impôts par son service personnel, et le clergé par ses prières. Pendant quelque temps on demanda au pape la permission d’imposer des décimes sur le clergé, toujours sous le prétexte de combattre les infidèles ou les hérétiques. Enfin l’usage de s’adresser au clergé assemblé, et de se passer du consentement de Rome, a prévalu ; mais pour Rome, qui excommuniait, il n’y a pas encore longtemps, chaque jeudi saint, les souverains qui obligeaient le clergé à contribuer aux charges publiques, on donna aux décimes le nom de don gratuit. Lorsqu’à la fin du règne de Louis XIV on ajouta la capitation et le dixième aux impôts, déjà trop onéreux, on n’osa établir ces nouvelles taxes d’une manière trop rigoureuse ; et le clergé obtint facilement d’être exempt de ces impôts, en payant des dons gratuits plus considérables. Il est donc évident qu’il ne doit point ce dernier privilège aux anciens usages de la nation, puisque jusqu’à ce moment il n’avait joui que des privilèges de la noblesse, et que la noblesse a payé ces nouveaux impôts. Cette exemption est donc une pure grâce accordée par Louis XIV : grâce qui est une injustice à l’égard des citoyens, grâce que le temps ni aucune assemblée nationale n’ont consacrée. Nos souverains mieux instruits de leurs droits et de ceux de leurs peuples, sentiront sans doute un jour que leur intérêt et la justice exigent également de soumettre aux taxes les biens du clergé, dans la proportion qu’ont ces biens avec ceux du reste de la nation ; et qu’en général tout privilège en matière d’impôt est une véritable injustice depuis que, la constitution militaire ayant changé, il n’existe plus de service personnel gratuit, et que les esprits s’étant éclairés, on sait que ce ne sont point les processions des moines, mais les évolutions des soldats qui décident du sort des batailles. (K.)