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SUPPLÉMENT AU SIÈCLE DE LOUIS XIV.

appelle Ali-Omajou, alla quelque temps avant sa mort voir à la Bastille ce fameux et inconnu prisonnier. Tout Paris sait qu’il est faux que le duc d’Orléans ait jamais fait une visite à la Bastille. Il dit que ce prisonnier était le comte de Vermandois, qu’il appelle Giafer ; et il prétend que ce comte de Vermandois, fils légitimé de Louis XIV et de la duchesse de La Vallière, fut dérobé à la connaissance des hommes par son propre père, et conduit en prison avec un masque sur le visage, dans le temps qu’on le fit passer pour mort. Il dit que ce fut pour le punir d’un soufflet que ce prince avait donné à monseigneur le Dauphin. Comment peut-on imprimer une fable aussi grossière ? Ne sait-on pas que le comte de Vermandois mourut de la petite-vérole au camp devant Dixmude en 1683 ? Le dauphin avait alors vingt-deux ans : on ne donne des soufflets à un dauphin à aucun âge ; et c’est en donner un bien terrible au sens commun et à la vérité que de rapporter de pareils contes. D’ailleurs le prisonnier au masque de fer était mort en 1704[1], et l’auteur des Mémoires de Perse le fait vivre jusqu’à la fin de 1721.

J’avoue que je suis surpris de trouver dans ces Mémoires de Perse une anecdote qui est très-vraie parmi tant de faussetés. J’avais appris cette anecdote l’année passée : c’est celle de l’assiette d’argent et du pêcheur, laquelle est insérée dans mes éditions de Dresde et de Paris de 1753[2]. Elle a été racontée souvent par M. Riousse, ancien commissaire des guerres à Cannes. Il avait vu ce prisonnier dans sa jeunesse, quand on le transféra de l’île Sainte-Marguerite à Paris. Il était en vie l’année passée, et peut-être vit-il encore. Les aventures de ce prisonnier d’État sont publiques dans tout le pays ; et M. le marquis d’Argens, dont la probité est connue, a entendu, il y a longtemps, conter le fait dont je parle à M. Riousse et aux hommes les plus considérables de sa province.

On veut savoir le nom du médecin de la Bastille que j’ai dit avoir traité souvent cet étrange prisonnier. On peut s’en informer à M. Marsolan, gendre de ce médecin, et qui a été longtemps chirurgien de M. le maréchal de Richelieu.

Plusieurs personnes enfin me demandent tous les jours quel était ce captif si illustre et si ignoré. Je ne suis qu’historien, je ne

  1. En 1703, comme Voltaire l’a dit depuis en se corrigeant ; voyez, dans le Dictionnaire philosophique, aux mots Ana, Anecdotes, l’anecdote sur l’homme au masque de fer.
  2. Elle se trouve dans une édition datée de 1752, que j’ai déjà citée plusieurs fois. (B.)