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LETTRE À M. ROQUES.

P. S. Vous m’apprenez, monsieur, par vos lettres, que La Beaumelle promet de me poursuivre jusqu’aux enfers[1]. Il est bien le maître d’y aller quand il voudra. Vous me faites entendre que, pour mieux mériter son gîte, il imprimera contre moi beaucoup de choses personnelles si je réfute les commentaires qu’il a imprimés sur le Siècle de Louis XIV. Vous m’avouerez que c’est un beau procédé d’imprimer trois volumes d’injures, d’impostures contre un homme, et de lui dire ensuite : Si vous osez vous défendre, je vous calomnierai encore.

Vous me rapportez, monsieur, dans votre lettre du 22 mars, que « la manière dont il s’y prendra ne pourra que me faire beaucoup de peine ; et quand il aurait tout le tort du monde, le public ne s’en informera pas, et rira à bon compte ».

Sachez, monsieur, que le public peut rire d’un homme heureux et avantageux qui dit, ou fait, ou écrit des sottises ; mais qu’il ne rit point d’un homme infortuné et persécuté. La Beaumelle peut réimprimer tout ce qu’on a écrit contre moi dans plus de cinquante volumes ; cela lui procurera peu de profit et peu de rieurs. Je vous réponds que ses nouveaux chefs-d’œuvre ne me feront aucune peine. Je lui donne une pleine liberté. Je crois bien que La Beaumelle est un écrivain à faire rire ; mais si l’auteur de la Spectatrice danoise[2], du Qu’en dira-t-on, ou de Mes Pensées, qui a outragé tant de souverains et de particuliers avec une insolence si brutale, et qui n’est impuni que par l’excès du mépris qu’on a pour lui, pense devenir un homme plaisant, il m’étonnera beaucoup. Il s’agit à présent du Siècle de Louis XIV. Il faut voir qui a raison de La Beaumelle ou de moi, et c’est de quoi les lecteurs pourront juger[3].






  1. La Beaumelle et M. Roques ne cessaient de correspondre ensemble. Et La Beaumelle annonce qu’ils s’entendaient sur les lettres à écrire et à montrer. (G. A.)
  2. 1749, deux volumes in-8o. La Beaumelle dit n’en avoir fait qu’une partie.
  3. Dans quelques impressions que je ne crois pas authentiques, au lieu de cette dédicace ou lettre à M. Roques, on lit, en tête du Supplément au Siècle de Louis XIV, un Mémoire de M. F. de Voltaire, que La Beaumelle fit réimprimer avec des apostilles ou notes, et que voici (sans les apostilles) :

    « Du jour que j’arrivai à Potsdam, Maupertuis m’a témoigné la plus mauvaise volonté. Elle éclata lorsque je le priai de mettre M. l’abbé Raynal de son Académie : il me refusa avec hauteur, et traita l’abbé Raynal avec mépris. Je lui fis ordonner par le roi d’envoyer des patentes à M. l’abbé Raynal ; on peut croire que Maupertuis ne me l’a pas pardonné.

    « Un homme que je crois Genevois, ou du moins élevé à Genève, nommé La Beaumelle, ayant été chassé de Danemark, arrive à Berlin avec la première édition du Qu’en dira-t-on, ou de ses Pensées. Dans ce livre, devenu célèbre par l’excès d’insolences qui en fait le prix, voici ce qu’on trouve :

    « Le roi de Prusse a comblé de bienfaits les gens de lettres par les mêmes principes que les princes allemands comblent de bienfaits un bouffon et un nain.

    « C’est cet homme proscrit dans tous les pays que Maupertuis recherche dès qu’il est arrivé, et qu’il va soulever contre moi : en voici la preuve dans une lettre écrite par La Beaumelle à M. le pasteur Roques, au pays de Hesse-Hombourg :

    Fragment de la lettre de La Beaumelle.

    « Maupertuis vient chez moi, ne me trouve pas ; je vais chez lui. Il me dit qu’un jour, au souper des petits appartements, M. de Voltaire avait parlé d’une manière violente contre moi ; qu’il avait dit au roi que je parlais de lui peu respectueusement dans mon livre ; que je traitais sa cour philosophe de nains et de bouffons ; que je le comparais aux petits princes allemands, et mille faussetés de cette force. M. de Maupertuis me conseilla d’envoyer mon livre au roi en droiture, avec une lettre qu’il vit et corrigea lui-même.

    « Le roi de Prusse, qui n’a su cette anecdote que depuis quelques jours, doit être convaincu de la méchanceté atroce de Maupertuis, puisque Sa Majesté sait très-bien que je n’ai jamais dit à ses soupers ce qu’il m’impute. Elle me rend cette justice ; et quand je l’aurais dit, ce serait toujours un crime à Maupertuis d’avoir manqué au secret qu’il doit sur tout ce qui s’est dit aux soupers particuliers du roi.

    « On sait quelle violence inouïe il a exercée depuis contre M. Kœnig, bibliothécaire de Mme la princesse d’Orange ; on connaît les lettres qu’il a fait imprimer, dans lesquelles il outrage tous les philosophes d’Allemagne, et fait dire à M. Volf ce qu’il n’a point dit, afin de le décrier.

    « On n’ignore pas par quelles affreuses manœuvres il est parvenu à m’opprimer. J’ai remis à Sa Majesté ma clef de chambellan, mon cordon, tout ce qui m’est dû de mes pensions. Elle a eu la bonté de me rendre tout, et a daigné m’inviter à la suivre à Potsdam, où j’aurais l’honneur de la suivre si ma santé me le permettait. »

    Ce Mémoire est daté du 27 janvier 1753, dans la réimpression (avec apostilles) qu’en donna La Beaumelle, à la suite de la Réponse au Supplément. (B.)