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LETTRE À M. ROQUES.

Dans le même temps M. de Maupertuis voulut opprimer M. Kœnig, autrefois son ami, et toujours le mien. M. Kœnig avait tâché, ainsi que moi, d’apprivoiser son amour-propre par des éloges ; il avait fait exprès le voyage de Berlin pour conférer amiablement avec lui sur une méprise dans laquelle Maupertuis pouvait être tombé. Il lui avait montré une ancienne lettre de Leibnitz, qui pouvait servir à rectifier cette erreur. Quelle fut la récompense du voyage de M. Kœnig ? Son ami, devenu dès lors son ennemi implacable, profite d’un aveu que M. Kœnig lui a fait avec candeur pour le perdre et pour le déshonorer. M. Kœnig lui avait avoué que l’original de cette lettre de Leibnitz n’avait jamais été entre ses mains, et qu’il tenait la copie d’un citoyen de Berne mort depuis longtemps[1]. Que fait Maupertuis ? Il engage adroitement les puissances les plus respectables à faire chercher en Suisse cet original, qu’il sait bien qu’on ne trouvera pas : ayant ainsi enchaîné à ses artifices la bonté même de son maître, il se sert de son pouvoir à l’Académie de Berlin pour faire déclarer faussaire un philosophe, son ami, par un jugement solennel ; jugement surpris par l’autorité ; jugement qui ne fut point signé par les assistants ; jugement dont la plupart des académiciens m’ont témoigné leur douleur ; jugement réprouvé et abhorré de tous les gens de lettres. Il fait plus : il pousse la vengeance jusqu’à vouloir paraître modéré. Il demande à l’Académie qu’il dirige la grâce de celui qu’il fait condamner. Il fait plus encore : il ose écrire lettre sur lettre à Mme  la princesse d’Orange, pour imposer silence à l’innocent qu’il persécute, et qu’il croit flétrir. Il le poursuit dans son asile, il veut lui lier les mains tandis qu’il le frappe.

J’ai l’honneur d’être de dix-huit académies, et je puis vous assurer qu’il n’y a point d’exemple qu’aucune d’elles ait jamais traité ainsi un de ses membres. Toute l’Europe savante applaudit encore à la manière dont la Société royale de Londres se comporta dans la fameuse dispute entre Newton et Leibnitz. Il s’agissait de la plus belle découverte qu’on ait jamais faite en mathématiques. La Société royale nomma des commissaires tirés de différentes nations, qui examinèrent toutes les pièces pendant un an. L’authenticité de ces pièces fut constatée. Le grand Newton, élu président de la Société royale, n’extorqua point en sa faveur un jugement qui ne devait être rendu que par le public. Il ne fit point déclarer son adversaire faussaire ; il n’affecta point de de-

  1. Voyez dans les Mélanges, à la date de 1752-1753, l’Histoire du docteur Akakia.