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CHAPITRE XXXII.

de Castro, et en plusieurs endroits une traduction[1]. Cinna, qui le suivit, était unique. J’ai connu un ancien domestique de la maison de Condé, qui disait que le grand Condé, à l’âge de vingt ans, étant à la première représentation de Cinna, versa des larmes[2] à ces paroles d’Auguste :

Je suis maître de moi comme de l’univers ;
Je le suis, je veux l’être. Ô siècles ! ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire.
Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous :
Soyons amis, Cinna ; c’est moi qui t’en convie.


C’étaient là des larmes de héros. Le grand Corneille faisant pleurer le grand Condé d’admiration est une époque bien célèbre dans l’histoire de l’esprit humain.

La quantité de pièces indignes de lui qu’il fit plusieurs années après n’empêcha pas la nation de le regarder comme un grand homme, ainsi que les fautes considérables d’Homère n’ont jamais empêché qu’il ne fût sublime. C’est le privilège du vrai génie, et surtout du génie qui ouvre une carrière, de faire impunément de grandes fautes.

Corneille s’était formé tout seul ; mais Louis XIV, Colbert, Sophocle, et Euripide, contribuèrent tous à former Racine. Une ode qu’il composa à l’âge de dix-huit ans[3], pour le mariage du roi, lui attira un présent qu’il n’attendait pas, et le détermina à la poésie. Sa réputation s’est accrue de jour en jour, et celle des ouvrages de Corneille a un peu diminué. La raison en est que Racine, dans tous ses ouvrages, depuis son Alexandre, est toujours élégant, toujours correct, toujours vrai, qu’il parle au cœur, et que l’autre manque trop souvent à tous ces devoirs. Racine passa de bien loin et les Grecs et Corneille dans l’intelligence des passions, et porta la douce harmonie de la poésie, ainsi que les grâces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir. Ces hommes enseignèrent à la nation à penser, à sentir, et à s’exprimer. Leurs

  1. Il y avait deux tragédies espagnoles sur ce sujet : le Cid, de Guillem de Castro, et el Honrador de su padre de Jean-Baptiste Diamante. Corneille imita autant de scènes de Diamante que de Castro. (Note de Voltaire.) — Il est établi maintenant que Diamante, au contraire, imita Corneille.
  2. C’est ce qui a fait dire à Voltaire, dans son Russe à Paris (voyez tome X) :

    Le grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille.

  3. Il avait près de vingt et un ans lorsqu’il composa cette ode, intitulée la Nymphe de la Seine.