Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/567

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
547
DES BEAUX-ARTS.

l’a-t-il surpassé. Tous les autres écrits dont on vient de parler semblent être d’une création nouvelle. C’est là surtout ce qui distingue cet âge illustre : car pour des savants et des commentateurs, le xvie et le xviie siècle en avaient beaucoup produit ; mais le vrai génie en aucun genre n’était encore développé.

Qui croirait que tous ces bons ouvrages en prose n’auraient probablement jamais existé s’ils n’avaient été précédés par la poésie ? C’est pourtant la destinée de l’esprit humain dans toutes les nations : les vers furent partout les premiers enfants du génie, et les premiers maîtres d’éloquence.

Les peuples sont ce qu’est chaque homme en particulier. Platon et Cicéron commencèrent par faire des vers. On ne pouvait encore citer un passage noble et sublime de prose française, quand on savait par cœur le peu de belles stances que laissa Malherbe ; et il y a grande apparence que, sans Pierre Corneille, le génie des prosateurs ne se serait pas développé.

Cet homme est d’autant plus admirable qu’il n’était environné que de très-mauvais modèles quand il commença à donner des tragédies. Ce qui devait encore lui fermer le bon chemin, c’est que ces mauvais modèles étaient estimés ; et, pour comble de découragement, ils étaient favorisés par le cardinal de Richelieu, le protecteur des gens de lettres et non pas du bon goût. Il récompensait de misérables écrivains qui d’ordinaire sont rampants ; et, par une hauteur d’esprit si bien placée ailleurs, il voulait abaisser ceux en qui il sentait avec quelque dépit un vrai génie, qui rarement se plie à la dépendance. Il est bien rare qu’un homme puissant, quand il est lui-même artiste, protège sincèrement les bons artistes.

Corneille eut à combattre son siècle, ses rivaux, et le cardinal de Richelieu. Je ne répéterai point ici ce qui a été écrit sur le Cid. Je remarquerai seulement que l’Académie, dans ses judicieuses décisions entre Corneille et Scudéry, eut trop de complaisance pour le cardinal de Richelieu en condamnant l’amour de Chimène. Aimer le meurtrier de son père, et poursuivre la vengeance de ce meurtre, était une chose admirable. Vaincre son amour eût été un défaut capital dans l’art tragique, qui consiste principalement dans les combats du cœur ; mais l’art était inconnu alors à tout le monde, hors à l’auteur.

Le Cid ne fut pas le seul ouvrage de Corneille que le cardinal de Richelieu voulut rabaisser. L’abbé d’Aubignac nous apprend que ce ministre désapprouva Polyeucte.

Le Cid, après tout, était une imitation très-embellie de Guillem