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Augustin et saint Jérôme. Il ne s’était point encore trouvé de génie qui eût donné à la langue française le tour, le nombre, la propriété du style, et la dignité. Quelques vers de Malherbe faisaient sentir seulement qu’elle était capable de grandeur et de force ; mais c’était tout. Les mêmes génies qui avaient écrit très-bien en latin, comme un président de Thou, un chancelier de L’Hospital, n’étaient plus les mêmes quand ils maniaient leur propre langage, rebelle entre leurs mains. Le français n’était encore recommandable que par une certaine naïveté, qui avait fait le seul mérite de Joinville, d’Amyot, de Marot, de Montaigne, de Régnier, de la satire Ménippée. Cette naïveté tenait beaucoup à l’irrégularité, à la grossièreté[1].

Jean de Lingendes, évêque de Mâcon, aujourd’hui inconnu parce qu’il ne fit point imprimer ses ouvrages, fut le premier orateur qui parla dans le grand goût. Ses sermons et ses oraisons funèbres, quoique mêlés encore de la rouille de son temps, furent le modèle des orateurs qui l’imitèrent et le surpassèrent. L’oraison funèbre de Charles-Emmanuel, duc de Savoie, surnommé le Grand dans son pays, prononcée par Lingendes en 1630, était pleine de si grands traits d’éloquence que Fléchier, longtemps après, en prit l’exorde tout entier aussi bien que le texte et plusieurs passages considérables, pour en orner sa fameuse oraison funèbre du vicomte de Turenne[2].

Balzac, en ce temps-là, donnait du nombre et de l’harmonie à la prose. Il est vrai que ses lettres étaient des harangues ampoulées ; il écrivait au premier cardinal de Retz : « Vous venez de prendre le sceptre des rois et la livrée des roses. » Il écrivait de Rome à Boisrobert, en parlant des eaux de senteur : « Je me sauve à la nage, dans ma chambre, au milieu des parfums. » Avec tous ces défauts, il charmait l’oreille. L’éloquence a tant de

  1. Voilà un jugement auquel nous ne saurions applaudir. (G. A.)
  2. Voltaire dit ailleurs, dans une note (voyez le mot Esprit, dans le Dictionnaire philosophique), que Fléchier a tiré mot à mot la moitié de son oraison funèbre de Turenne de celle que l’évêque de Grenoble, Lingendes, avait faite d’un duc de Savoie. Ce n’est pas même l’exorde tout entier que Fléchier a pris à Lingendes, mais trois passages formant ensemble tout au plus deux pages. C’est ce qu’a très-bien établi le cardinal Maury, dans une note de son Essai sur l’éloquence de la chaire. Le cardinal Maury observe que Voltaire confond Claude de Lingendes, Jésuite, et qui fut en effet le premier réformateur de l’éloquence de la chaire, avec Jean de Lingendes, qui n’était qu’abbé lorsqu’en 1637 il prononça l’oraison funèbre de Victor-Amédée (et non Charles-Emmanuel). Cette oraison funèbre fut imprimée dans le temps. Jean de Lingendes, évêque de Sarlat en 1641, de Mâcon en 1650, n’a jamais été évêque de Grenoble. (B.)