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CHAPITRE XXX.

Le contrôleur général Desmarets, neveu de l’illustre Colbert, ayant, en 1708, succédé à Chamillart, ne put guérir un mal que tout rendait incurable.

La nature conspira avec la fortune pour accabler l’État. Le cruel hiver de 1709 força le roi de remettre aux peuples neuf millions de tailles dans le temps qu’il n’avait pas de quoi payer ses soldats. La disette des denrées fut si excessive qu’il en coûta quarante-cinq millions pour les vivres de l’armée. La dépense de cette année 1709 montait à deux cent vingt et un millions, et le revenu ordinaire du roi n’en produisit pas quarante-neuf. Il fallut donc ruiner l’État pour que les ennemis ne s’en rendissent pas les maîtres. Le désordre s’accrut tellement, et fut si peu réparé, que, longtemps après la paix, au commencement de l’année 1715, le roi fut obligé de faire négocier trente-deux millions de billets pour en avoir huit en espèces. Enfin il laissa à sa mort deux milliards six cents millions de dettes, à vingt-huit livres le marc, à quoi les espèces se trouvèrent alors réduites, ce qui fait environ quatre milliards cinq cents millions de notre monnaie courante en 1760.

Il est étonnant, mais il est vrai que cette immense dette n’aurait point été un fardeau impossible à soutenir s’il y avait eu alors un commerce florissant, un papier de crédit établi, et des compagnies solides qui eussent répondu de ce papier, comme en Suède, en Angleterre, à Venise, et en Hollande : car lorsqu’un État puissant ne doit qu’à lui-même, la confiance et la circulation suffisent pour payer[1] ; mais il s’en fallait beaucoup que la France eût alors assez de ressorts pour faire mouvoir une machine si vaste et si compliquée, dont le poids l’écrasait.

Louis XIV, dans son règne, dépensa dix-huit milliards ; ce qui revient, année commune, à trois cent trente millions d’aujourd’hui, en compensant Tune par l’autre les augmentations et les diminutions numéraires des monnaies.

Sous l’administration du grand Colbert, les revenus ordinaires de la couronne n’allaient qu’à cent dix-sept millions à vingt-sept

  1. Ceci paraît demander quelques restrictions. 1° Il est clair que si l’intérêt de la dette surpasse la totalité des revenus, il est impossible de le payer. 2° Si la dette annuelle à une proportion très-forte avec le revenu, l’intérêt qu’ont les propriétaires à veiller sur leurs biens diminue ; s’ils sont cultivateurs, les sommes qu’ils peuvent employer à augmenter les produits de la terre sont moins fortes ; s’ils afferment, ils sont obligés, pour se soulager d’une partie de la dette, de retrancher sur le profit qu’ils laissent au fermier, et la culture languit : la richesse diminue donc, et l’État s’obère de plus en plus. (K.)