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CHAPITRE XXX.

La plus grande faute qu’on reproche à ce ministre est de n’avoir pas osé encourager l’exportation des blés. Il y avait longtemps qu’on n’en portait plus à l’étranger. La culture avait été négligée dans les orages du ministère de Richelieu ; elle le fut davantage dans les guerres civiles de la Fronde. Une famine, en 1661, acheva la ruine des campagnes, ruine pourtant que la nature, secondée du travail, est toujours prête à réparer. Le parlement de Paris rendit, dans cette année malheureuse, un arrêt qui paraissait juste dans son principe, mais qui fut presque aussi funeste dans les conséquences que tous les arrêts arrachés à cette compagnie pendant la guerre civile. Il fut défendu aux marchands, sous les peines les plus graves, de contracter aucune association pour ce commerce, et à tous particuliers de faire un amas de grains. Ce qui était bon dans une disette passagère devenait pernicieux à la longue, et décourageait tous les agriculteurs. Casser un tel arrêt, dans un temps de crise et de préjugés, c’eût été soulever les peuples.

Le ministre n’eut d’autres ressources que d’acheter chèrement chez les étrangers les mêmes blés que les Français leur avaient précédemment vendus dans les années d’abondance. Le peuple fut nourri, mais il en coûta beaucoup à l’État ; et l’ordre que M. Colbert avait déjà remis dans les finances rendit cette perte légère.

La crainte de retomber dans la disette ferma nos ports à l’exportation du blé. Chaque intendant, dans sa province, se fit même un mérite de s’opposer au transport des grains dans la province voisine. On ne put, dans les bonnes années, vendre ses grains que par une requête au conseil. Cette fatale administration semblait excusable par l’expérience du passé. Tout le conseil craignait que le commerce du blé ne le forçât de racheter encore à grands frais des autres nations une denrée si nécessaire, que l’intérêt et l’imprévoyance des cultivateurs auraient vendue à vil prix.

Le laboureur alors, plus timide que le conseil, craignit de se ruiner à créer une denrée dont il ne pouvait espérer un grand profit ; et les terres ne furent pas aussi bien cultivées qu’elles auraient dû l’être. Toutes les autres branches de l’administration, étant florissantes, empêchèrent Colbert de remédier au défaut de la principale.

    sacrifice bien difficile. Cette cause est la seule qui, sous un gouvernement ferme, empêche de faire dans administration des finances des changements utiles. Sous un gouvernement faible il en existe une autre, la crainte des hommes puissants à qui la destruction des abus peut nuire, et qui se réunissent pour les protéger. (K.)