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par conséquent cette opulence dont les sources diminuent quelquefois dans la guerre, mais qui se rouvrent toujours avec abondance dans la paix. Cependant, en 1702, on avait encore l’ingratitude de rejeter sur Colbert la langueur qui commençait à se faire sentir dans les nerfs de PÉtat. Un Bois Guillebert,[1] lieutenant général au bailliage de Rouen, fit imprimer dans ce temps-là le Détail de la France en deux petits volumes, et prétendit que tout avait été en décadence depuis 1660. C’était précisément le contraire. La France n’avait jamais été si florissante que depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’à la guerre de 1689 ; et, même dans cette guerre, le corps de l’État, commençant à être malade, se soutint par la vigueur que Colbert avait répandue dans tous ses membres. L’auteur du Détail prétendit que, depuis 1660, les biens-fonds du royaume avaient diminué de quinze cents millions. Rien n’était ni plus faux ni moins vraisemblable. Cependant ses arguments captieux persuadèrent ce paradoxe ridicule à ceux qui voulurent être persuadés. C’est ainsi qu’en Angleterre, dans les temps les plus florissants, on voit cent papiers publics qui démontrent que l’État est ruiné[2].

Il était plus aisé en France qu’ailleurs de décrier le ministère des finances dans l’esprit des peuples. Ce ministère est le plus odieux, parce que les impôts le sont toujours : il régnait d’ailleurs en général dans la finance autant de préjugés et d’ignorance que dans la philosophie.

On s’est instruit si tard que, de nos jours même, on a entendu, en 1718, le parlement en corps dire au duc d’Orléans que « la valeur intrinsèque du marc d’argent est de vingt-cinq livres », comme s’il y avait une autre valeur réelle intrinsèque que celle du poids et du titre ; et le duc d’Orléans, tout éclairé qu’il était, ne le fut pas assez pour relever cette méprise du parlement.

Colbert arriva au maniement des finances avec de la science et du génie[3]. Il commença, comme le duc de Sully, par arrêter

  1. Voyez une note de l’Homme aux quarante écus.
  2. Bois-Guillebert n’était pas un écrivain méprisable. On trouve dans ses ouvrages des idées sur l’administration et sur le commerce fort supérieures à celle de son siècle. Il avait deviné une partie des vrais principes de l’économie politique. Mais ces vérités étaient mêlées avec beaucoup d’erreurs. Son style, qui a quelquefois de la force et de la chaleur, est souvent obscur et incorrect. On peut le comparer aux chimistes du même temps. Plusieurs eurent du génie, firent des découvertes ; mais la science n’existait pas encore, et ils laissèrent à d’autres l’honneur de la créer (K.)
  3. Voyez, dans la Henriade, une note des éditeurs sur Colbert. (K.) — Cette note est au chant VII, tome VIII, page 181.