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et ne pouvaient être de se faire un parti dans le royaume : ils prétendaient seulement vendre et livrer Quillebeuf aux Hollandais, et introduire les ennemis en Normandie. Ce fut plutôt une lâche trahison mal ourdie qu’une conspiration. Le supplice de tous les coupables fut le seul événement que produisit ce crime insensé et inutile, dont à peine on se souvient aujourd’hui.

S’il y eut quelques séditions dans les provinces, ce ne furent que de faibles émeutes populaires aisément réprimées. Les huguenots mêmes furent toujours tranquilles jusqu’au temps où l'on démolit leurs temples. Enfin le roi parvint à faire d’une nation jusque-là turbulente un peuple paisible qui ne fut dangereux qu’aux ennemis, après l’avoir été à lui-même pendant plus de cent années. Les mœurs s’adoucirent sans faire tort au courage[1].

Les maisons que tous les seigneurs bâtirent ou achetèrent dans Paris, et leurs femmes qui y vécurent avec dignité, formèrent des écoles de politesse, qui retirèrent peu à peu les jeunes gens de cette vie de cabaret qui fut encore longtemps à la mode, et qui n’inspirait qu’une débauche hardie. Les mœurs tiennent à si peu de chose que la coutume d’aller à cheval dans Paris entretenait une disposition aux querelles fréquentes, qui cessèrent quand cet usage fut aboli. La décence, dont on fut redevable principalement aux femmes qui rassemblèrent la société chez elles, rendit les esprits plus agréables, et la lecture les rendit à la longue plus solides. Les trahisons et les grands crimes, qui ne déshonorent point les hommes dans les temps de faction et de trouble, ne furent presque plus connus. Les horreurs des Brinvilliers et des

  1. C’est ici la véritable cause de la prospérité de la nation française sous Louis XIV. Les circonstances où il se trouva contribuèrent sans doute à cette tranquillité de l’État ; mais le caractère du roi, et la persuasion qu'il sut établir que tout ce qui était ordonné en son nom était sa volonté propre, y servirent beaucoup. Malgré la barbarie d’une partie des lois, malgré les vices des principes d’administration, l’augmentation des impôts, leur forme onéreuse, la dureté des lois fiscales ; malgré les mauvaises maximes qui dirigèrent le gouvernement dans la législation du commerce et des manufactures ; enfin malgré les persécutions contre les protestants, on peut observer que les peuples de intérieur du royaume, et même, jusqu’à la guerre de la succession, ceux des provinces frontières, ont vécu en paix, à l’abri des lois ; le cultivateur, l’artisan, le manufacturier, le marchand, étaient sûrs de recueillir le fruit de leur travail sans craindre ni les brigands ni les petits oppresseurs. On put donc perfectionner la culture et les arts, se livrer à de grandes entreprises dans les manufactures et dans le commerce, y consacrer des capitaux considérables, faire des avances, même pour des temps éloignés. Cette paix dans l’intérieur d’un État est d’une plus grande importance que la plupart des politiques ne l’ont cru. De ce qu’un État tranquille a prospéré, il ne faut point en conclure qu’il ait eu ni de bonnes lois, ni une bonne constitution, ni un bon gouvernement. (K.)