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CHAPITRE XXVIII.

« Évitez, autant que vous pourrez, de faire des grâces à ceux qui donnent de l’argent pour les obtenir. Donnez à propos et libéralement, et ne recevez guère de présents, à moins que ce soient des bagatelles. Si quelquefois vous ne pouvez éviter d’en recevoir, faites-en à ceux qui vous en auront donné de plus considérables, après avoir laissé passer quelques jours.

« Ayez une cassette pour mettre ce que vous aurez de particulier, dont vous aurez seul la clef.

« Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner. Ne vous laissez point gouverner. Soyez le maître ; n’ayez jamais de favori ni de premier ministre[1]. Écoutez, consultez votre conseil, mais décidez. Dieu, qui vous a fait roi, tous donnera les lumières qui vous sont nécessaires, tant que tous aurez de bonnes intentions[2]. »

Louis XIV avait dans l’esprit plus de justesse et de dignité que de saillies ; et d’ailleurs on n’exige pas qu’un roi dise des choses mémorables, mais qu’il en fasse. Ce qui est nécessaire à tout homme en place, c’est de ne laisser sortir personne mécontent de sa présence, et de se rendre agréable à tous ceux qui l’approchent. On ne peut faire du bien à tout moment ; mais on peut toujours dire des choses qui plaisent. Il s’en était fait une heureuse habitude. C’était entre lui et sa cour un commerce continuel de tout ce que la majesté peut avoir de grâces, sans jamais se dégrader, et de tout ce que l’empressement de servir et de plaire peut avoir de finesse, sans l’air de la bassesse. Il était, surtout avec les femmes, d’une attention et d’une politesse qui augmentait encore celle de ses courtisans ; et il ne perdit jamais l’occasion de dire aux hommes

  1. Philippe V était trop jeune et trop peu instruit pour se passer de premier ministre ; et en général l’unité de vues, de principes, si nécessaire dans un bon gouvernement, doit obliger tout prince qui ne gouverne point réellement par lui-même à mettre un seul homme à la tête de toutes les affaires. (K.)
  2. Le roi d’Espagne profita de ces conseils : c’était un prince vertueux.

    L’auteur des Mémoires de Maintenon, tome V, pages 200 et suivantes, l’accuse d’avoir fait un « souper scandaleux avec la princesse des Ursins le lendemain de la mort de sa première femme, et d’avoir voulu épouser cette dame », qu’il charge d’opprobres. Remarquez que Anne-Marie de La Trimouille, princesse des Ursins, dame d’honneur de la feue reine, avait alors plus de soixante-dix ans, et que c’était cinquante-cinq ans après son premier mariage, et quarante après le second. Ces contes populaires, qui ne méritent que l’oubli, deviennent des calomnies punissables quand on les imprime, et qu’on veut flétrir les noms les plus respectés sans apporter la plus légère preuve. (Note de Voltaire.) — Philippe V est un des princes les plus chastes dont l’histoire ait fait mention. Cette chasteté, portée à l’excès, a été regardée comme une des principales causes de la mélancolie qui s’empara de lui dès les premières années de son règne, et qui finit par le rendre incapable d’application pendant des intervalles de temps considérables. (K.)