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l’engageait à rien d’indigne de son rang. Il fut toujours problématique à la cour si Mme de Maintenon était mariée : on respectait en elle le choix du roi, sans la traiter en reine.

La destinée de cette dame paraît, parmi nous, fort étrange, quoique l’histoire fournisse beaucoup d’exemples de fortunes plus grandes et plus marquées, qui ont eu des commencements plus petits. La marquise de Saint-Sébastien, que le roi de Sardaigne, Victor-Amédée, épousa, n’était pas au-dessus de Mme de Maintenon ; l’impératrice de Russie, Catherine, était fort au-dessous ; et la première femme de Jacques II, roi d’Angleterre, lui était bien inférieure, selon les préjugés de l’Europe, inconnus dans le reste du monde.

Elle était d’une ancienne maison, petite-fille de Théodore-Agrippa d’Aubigné, gentilhomme ordinaire de la chambre de Henri IV. Son père. Constant d’Aubigné, ayant voulu faire un établissement à la Caroline, et s’étant adressé aux Anglais, fut mis en prison au château Trompette, et en fut délivré par la fille du gouverneur, nommé Cardillac, gentilhomme bordelais. Constant d’Aubigné épousa sa bienfaitrice en 1627, et la mena à la Caroline. De retour en France avec elle au bout de quelques années, tous deux furent enfermés à Niort en Poitou par ordre de la cour. Ce fut dans cette prison de Niort que naquit, en 1635, Françoise d’Aubigné, destinée à éprouver toutes les rigueurs et toutes les faveurs de la fortune. Menée à l’âge de trois ans en Amérique ; laissée par la négligence d’un domestique sur le rivage, prête à y être dévorée d’un serpent, ramenée orpheline, à l’âge de douze ans, élevée avec la plus grande dureté chez Mme de Neuillant, mère de la duchesse de Navailles, sa parente, elle fut trop heureuse d’épouser, en 1651, Paul Scarron, qui logeait auprès d’elle dans la rue d’Enfer[1]. Scarron était d’une ancienne famille du parlement, illustrée par de grandes alliances ; mais le burlesque dont il faisait profession l’avilissait en le faisant aimer. Ce fut pourtant une fortune pour Mlle d’Aubigné d’épouser cet homme disgracié de la nature, impotent, et qui n’avait qu’un bien très-médiocre. Elle fit, avant ce mariage, abjuration de la religion calviniste, qui était la sienne comme celle de ses ancêtres. Sa beauté et son esprit la firent bientôt distinguer. Elle fut recherchée avec empressement de la meilleure compagnie de Paris, et ce temps de sa jeunesse fut sans doute le plus heureux de

  1. Son mariage avec Scarron fut, disait-elle, « une union où le cœur entrait pour peu de chose et le corps en vérité pour rien ».