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dura quatorze mois : il n’y eut de jugement ni pour ni contre lui. La Voisin, la Vigoureux, et son frère, le prêtre, qui s’appelait aussi Vigoureux, furent brûlés avec Le Sage à la Grève. Le maréchal de Luxembourg alla quelques jours à la campagne, et revint ensuite à la cour faire les fonctions de capitaine des gardes, sans voir Louvois, et sans que le roi lui parlât de tout ce qui s’était passé.

Nous avons vu[1] comment il eut depuis le commandement des armées, qu’il ne demanda pas, et par combien de victoires il imposa silence à ses ennemis.

On peut juger quelles rumeurs affreuses toutes ces accusations excitaient dans Paris. Le supplice du feu, dont la Voisin et ses complices furent punis, mit fin aux recherches et aux crimes. Cette abomination ne fut que le partage de quelques particuliers, et ne corrompit point les mœurs douces de la nation ; mais elle laissa dans les esprits un penchant funeste à soupçonner des morts naturelles d’avoir été violentes.

Ce qu’on avait cru de la destinée malheureuse de Madame Henriette d’Angleterre, on le crut ensuite de sa fille, Marie-Louise, qu’on maria, en 1679, au roi d’Espagne Charles II. Cette jeune princesse partit à regret pour Madrid. Mademoiselle avait souvent dit à Monsieur, frère du roi : « Ne menez pas si souvent votre fille à la cour ; elle sera trop malheureuse ailleurs. » Cette jeune princesse voulait épouser Monseigneur. « Je vous fais reine d’Espagne, lui dit le roi ; que pourrais-je de plus pour ma fille ? — Ah ! répondit-elle, vous pourriez plus pour votre nièce. » Elle fut enlevée au monde en 1689, au même âge que sa mère. Il passa pour constant que le conseil autrichien de Charles II voulait se défaire d’elle, parce qu’elle aimait son pays, et qu’elle pouvait empêcher le roi son mari de se déclarer pour les alliés contre la France[2]. On lui envoya même de Versailles de ce qu’on croit du contre-poison, précaution très-incertaine, puisque ce qui peut guérir une espèce de mal peut envenimer l’autre, et qu’il n’y a point d’antidote général : le contre-poison prétendu arriva après sa mort. Ceux qui ont lu les Mémoires compilés par le marquis de Dangeau trouveront que le roi dit en soupant : « La reine d’Espagne est morte empoisonnée dans une tourte d’anguille : la com-

  1. Chapitre xvi, page 310 et suiv.
  2. On voit, dans les Mémoires de Saint-Philippe, qu’on croyait en Espagne qu’elle avait averti Louis XIV de l’impuissance de Charles II, seul secret d’État dont cette reine infortunée pût être instruite. (K.)