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Le secrétaire d’état Guénégaud, qui vendit sa charge à Colbert, n’en fut pas moins poursuivi par la chambre de justice, qui lui ôta la plus grande partie de sa fortune. Ce qu’il y eut de plus singulier dans les arrêts de cette chambre, c’est qu’un évêque d’Avranches fut condamné à une amende de douze mille francs. Il s’appelait Boislève ; c’était le frère d’un partisan dont il avait partagé les concussions[1].

Saint-Évremond, attaché au surintendant, fut enveloppé dans sa disgrâce. Colbert, qui cherchait partout des preuves contre celui qu’il voulait perdre, fit saisir des papiers confiés à madame du Plessis-Bellière ; et dans ces papiers on trouva la lettre manuscrite de Saint-Évremond sur la paix des Pyrénées. On lut au roi cette plaisanterie, qu’on fit passer pour un crime d’État. Colbert, qui dédaignait de se venger de Hesnault, homme obscur, persécuta, dans Saint-Évremond, l’ami de Fouquet qu’il haïssait, et le bel esprit qu’il craignait. Le roi eut l’extrême sévérité de punir une raillerie innocente, faite il y avait longtemps contre le cardinal Mazarin, qu’il ne regrettait pas, et que toute la cour avait outragé, calomnié, et proscrit impunément pendant plusieurs années. De mille écrits faits contre ce ministre, le moins mordant fut le seul puni, et le fut après sa mort.

Saint-Évremond, retiré en Angleterre, vécut et mourut en homme libre et philosophe. Le marquis de Miremond, son ami, me disait autrefois à Londres qu’il y avait une autre cause de sa disgrâce, et que Saint-Évremond n’avait jamais voulu s’en expliquer. Lorsque Louis XIV permit à Saint-Évremond de revenir dans sa patrie, sur la fin de ses jours, ce philosophe dédaigna de regarder cette permission comme une grâce ; il prouva que la patrie est où l’on vit heureux, et il l’était à Londres.

Le nouveau ministre des finances, sous le simple titre de contrôleur général, justifia la sévérité de ses poursuites en rétablissant l’ordre que ses prédécesseurs avaient troublé, et en travaillant sans relâche à la grandeur de l’État.

  1. Voyez Guy Patin et les Mémoires du temps. (Note de Voltaire.) — Voici ce que Guy Patin écrivait le 7 février 1662 : « La chambre de justice a donné un arrêt considérable contre un partisan nommé Boislève, ci-devant intendant des finances ; on avait saisi ses beaux meubles, et on avait avis d’une bonne somme d’argent qui lui appartenait. Un sien frère, ci-devant conseiller de la cour, aujourd’hui évêque d’Avranches, et, de plus, grand fourbe, est intervenu prétendant revendiquer lesdits meubles, et l’argent aussi, comme s’ils lui appartenaient ; il en a fait un serment, dont la fausseté fut aussitôt découverte par M. Talon ; en suite de quoi les meubles et l’argent furent trouvés, et déclarés bien saisis, et l’évêque condamné à une amende de douze mille livres parisis. » La livre parisis valait une livre cinq sous tournois.