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l’Inde, l’empire, la Hongrie, la Bohême, la Lombardie, dans les mêmes mains, armerait le reste de l’Europe ! Il demandait que l’empereur Léopold envoyât son second fils Charles à Madrid, à la tête de dix mille hommes ; mais ni la France, ni l’Angleterre, ni la Hollande, ni l’Italie, ne l’auraient alors souffert : toutes voulaient le partage. L’empereur ne voulait point envoyer son fils seul à la merci du conseil d’Espagne, et ne pouvait y faire passer dix mille hommes. Il voulait seulement faire marcher des troupes en Italie, pour s’assurer cette partie des États de la monarchie autrichienne-espagnole. Il arriva, pour le plus important intérêt entre deux grands rois, ce qui arrive tous les jours entre des particuliers pour des affaires légères. On disputa, on s’aigrit : la fierté allemande révoltait la hauteur castillane. La comtesse de Perlipz[1], qui gouvernait la femme du roi mourant, aliénait les esprits qu’elle eût dû gagner à Madrid ; et le conseil de Vienne les éloignait encore davantage par ses hauteurs.

Le jeune archiduc, qui fut depuis l’empereur Charles VI, appelait toujours les Espagnols d’un nom injurieux. Il apprit alors combien les princes doivent peser leurs paroles. Un évêque de Lérida, ambassadeur de Madrid à Vienne, mécontent des Allemands, releva ces discours, les envenima dans ses dépêches, et écrivit lui-même des choses plus injurieuses pour le conseil d’Autriche que l’archiduc n’en avait prononcé contre les Espagnols. «Les ministres de Léopold, écrivait-il, ont l’esprit fait comme les cornes des chèvres de mon pays, petit, dur, et tortu. » Cette lettre devint publique. L’évêque de Lérida fut rappelé ; et à son retour à Madrid, il ne fit qu’accroître l’aversion des Espagnols contre les Allemands.

Autant le parti autrichien révoltait la cour de Madrid, autant le marquis depuis duc d’Harcourt, ambassadeur de France, se conciliait tous les cœurs par la profusion de sa magnificence, par sa dextérité, et par le grand art de plaire. Reçu d’abord fort mal à la cour de Madrid, il souffrit tous les dégoûts sans se plaindre ; trois mois entiers s’écoulèrent sans qu’il pût avoir audience du roi[2]. Il employa ce temps à gagner les esprits. Ce fut lui qui, le

  1. Voltaire dit Pernits dans le chapitre xxvi. Saint-Simon écrit Berlips ; voyez pages 278, 445 du tome II de l’édition de ses Mémoires en vingt volumes in-8o. (B.)
  2. Reboulet suppose que cet ambassadeur fut reçu d’abord magnifiquement. Il fait un grand éloge de sa livrée, de son beau carrosse doré, et de l’accueil tout à fait gracieux de Sa Majesté. Mais le marquis, dans ses dépêches, avoue qu’on ne lui fit nulle civilité, et qu’il ne vit le roi qu’un moment dans une chambre très-sombre, éclairée de deux bougies, de peur qu’il ne s’aperçût que ce prince était