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(1684) L’extrême goût que Louis XIV avait pour les choses d’éclat fut encore bieu plus flatté par l’ambassade qu’il reçut de Siam[1], pays où l’on avait ignoré jusqu’alors que la France existât. Il était arrivé, par une de ces singularités qui prouvent la supériorité des Européans sur les autres nations, qu’un Grec, fils d’un cabaretier de Céphalonie, nommé Phalk Constance[2], était devenu Barcalon, c’est-à-dire premier ministre ou grand-vizir du royaume de Siam. Cet homme, dans le dessein de s’affermir et de s’élever encore, et dans le besoin qu’il avait de secours étrangers, n’avait osé se confier ni aux Anglais ni aux Hollandais : ce sont des voisins trop dangereux dans les Indes. Les Français venaient d’établir des comptoirs sur les côtes de Coromandel, et avaient porté dans ces extrémités de l’Asie la réputation de leur roi. Constance crut Louis XIV propre à être flatté par un hommage qui viendrait de si loin sans être attendu. La religion, dont les ressorts font jouer la politique du monde depuis Siam jusqu’à Paris, servit encore à ses desseins. Il envoya, au nom du roi de Siam, son maître, une solennelle ambassade avec de grands présents à Louis XIV, pour lui faire entendre que ce roi indien, charmé de sa gloire, ne voulait faire de traité de commerce qu’avec la nation française, et qu’il n’était pas même éloigné de se faire chrétien. La grandeur du roi flattée, et sa religion trompée, l’engagèrent à envoyer au roi de Siam deux ambassadeurs et six jésuites, et depuis il y joignit des officiers avec huit cents soldats ; mais l’éclat de cette ambassade siamoise fut le seul fruit qu’on en retira. Constance périt quatre ans après, victime de son ambition ; quelque peu des Français qui restèrent auprès de lui furent massacrés ; d’autres, obligés de fuir ; et sa veuve, après avoir été sur le point d’être reine, fut condamnée par le successeur du roi de Siam à servir dans la cuisine, emploi pour lequel elle était née.

Cette soif de gloire, qui portait Louis XIV à se distinguer en tout des autres rois, paraissait encore dans la hauteur qu’il affectait avec la cour de Rome. Odescalchi, Innocent XI, fils d’un banquier du Milanais, était sur le trône de l’Église. C’était un homme vertueux, un pontife sage, peu théologien, prince courageux, ferme et magnifique. Il secourut contre les Turcs l’em-

  1. 28 septembre 1684. De nouveaux ambassadeurs de Siam arrivèrent à Paris en juillet 1686.
  2. Le P. Dorléans a publié une Histoire de M. Constance, 1692, in-12. Une autre Histoire de M. Constance, par Deslandes, a été imprimée en 1756, petit in-8o.