Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/308

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La marine, ainsi perfectionnée en peu d’années, était le fruit des soins de Colbert. Louvois faisait à l’envi fortifier plus de cent citadelles. De plus, on bâtissait Huningue, Sar-Louis, les forteresses de Strasbourg, Mont-Royal, etc. ; et pendant que le royaume acquérait tant de force au dehors, on ne voyait au dedans que les arts en honneur, l’abondance, les plaisirs. Les étrangers venaient en foule admirer la cour de Louis XIV. Son nom pénétrait chez tous les peuples du monde.

Son bonheur et sa gloire étaient encore relevés par la faiblesse de la plupart des autres rois, et par le malheur de leurs peuples. L’empereur Léopold avait alors à craindre les Hongrois révoltés, et surtout les Turcs qui, appelés par les Hongrois, venaient inonder l’Allemagne. La politique de Louis persécutait les protestants en France, parce qu’il croyait devoir les mettre hors d’état de lui nuire, mais protégeait sous main les protestants et les révoltés de Hongrie, qui pouvaient le servir. Son ambassadeur à la Porte avait pressé l’armement des Turcs avant la paix de Nimègue. Le divan, par une singularité bizarre, a presque toujours attendu que l’empereur fût en paix pour se déclarer contre lui. Il ne lui fit la guerre en Hongrie qu’en 1682 ; et, l’année d’après, l’armée ottomane, forte, dit-on, de plus de deux cent mille combattants, augmentée encore des troupes hongroises, ne trouvant sur son passage ni villes fortifiées telles que la France en avait, ni corps d’armée capables de l’arrêter, pénétra jusqu’aux portes de Vienne, après avoir tout renversé sur son passage.

L’empereur Léopold quitta d’abord Vienne avec précipitation, et se retira jusqu’à Lintz, à l’approche des Turcs ; et quand il sut qu’ils avaient investi Vienne, il ne prit d’autre parti que d’aller encore plus loin jusqu’à Passau, laissant le duc de Lorraine à la tête d’une petite armée, déjà entamée en chemin par les Turcs, soutenir comme il pourrait la fortune de l’empire[1].

Personne ne doutait que le grand-vizir Kara Mustapha, qui commandait l’armée ottomane, ne se rendît bientôt maître de Vienne, ville mal fortifiée, abandonnée de son maître, défendue à la vérité par une garnison dont le fonds devait être de seize mille hommes, mais dont l’effectif n’était pas de plus de huit mille. On touchait au moment de la plus terrible révolution.

Louis XIV espéra, avec beaucoup de vraisemblance, que l’Al-

  1. Voyez les étranges particularités du siège de Vienne, dans l’Essai sur les Mœurs et dans les Annales de l’Empire (tome XIII, pages 147-148, 601 et suiv.)