Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome14.djvu/307

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nal et des magasins magnifiques. Sur l’Océan, le port de Brest se formait avec la même grandeur. Dunkerque, le Havre-de-Grâce, se remplissaient de vaisseaux : la nature était forcée à Rochefort.

Enfin le roi avait plus de cent vaisseaux de ligne, dont plusieurs portaient cent canons, et quelques-uns davantage. Ils ne restaient pas oisifs dans les ports. Ses escadres, sous le commandement de Duquesne, nettoyaient les mers infestées par les corsaires de Tripoli et d’Alger. Il se vengea d’Alger avec le secours d’un art nouveau, dont la découverte fut due à cette attention qu’il avait d’exciter tous les génies de son siècle. Cet art funeste, mais admirable, est celui des galiotes à bombes, avec lesquelles on peut réduire des villes maritimes en cendres. Il y avait un jeune homme, nommé Bernard Renaud, connu sous le nom de petit Renaud, qui, sans avoir jamais servi sur les vaisseaux, était un excellent marin à force de génie. Colbert, qui déterrait le mérite dans l’obscurité, l’avait souvent appelé au conseil de marine, même en présence du roi. C’était par les soins et sur les lumières de Renaud que l’on suivait depuis peu une méthode plus régulière et plus facile pour la construction des vaisseaux. Il osa proposer dans le conseil de bombarder Alger avec une flotte. On n’avait pas d’idée que les mortiers à bombes pussent n’être pas posés sur un terrain solide. La proposition révolta. Il essuya les contradictions et les railleries que tout inventeur doit attendre ; mais sa fermeté, et cette éloquence qu’ont d’ordinaire les hommes vivement frappés de leurs inventions, déterminèrent le roi à permettre l’essai de cette nouveauté.

Renaud fit construire cinq vaisseaux plus petits que les vaisseaux ordinaires, mais plus forts de bois, sans ponts, avec un faux tillac à fond de cale, sur lequel on maçonna des creux où l’on mit les mortiers. Il partit avec cet équipage sous les ordres du vieux Duquesne, qui était chargé de l’entreprise, et n’en attendait aucun succès. Duquesne et les Algériens furent étonnés de l’effet des bombes. (28 octobre 1681) Une partie de la ville fut écrasée et consumée ; mais cet art, porté bientôt chez les autres nations, ne servit qu’à multiplier les calamités humaines, et fut plus d’une fois redoutable à la France, où il fut inventé[1].

  1. Cet appareil est plus effrayant que l’effet n’en est terrible. Les bombes sont mal ajustées ; les bâtiments qui les portent manœuvrent mal, sont aisément désemparés, le feu y prend fréquemment, et les frais de ces armements excèdent de beaucoup le dommage qu’ils peuvent causer. On prétend que le dey d’Alger ayant su ce que l’expédition de Duquesne avait coûté à Louis XIV : « Il n’avait qu’à m’en donner la moitié, dit-il, j’aurais brûlé la ville tout entière. » (K.)