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dont la mémoire est encore dans la plus grande vénération en Hollande. Il avait commencé par être valet et mousse de vaisseau ; il n’en fut que plus respectable. Le nom des princes de Nassau n’est pas au-dessus du sien. Le conseil d’Espagne lui donna le titre et les patentes de duc, dignité étrangère et frivole pour un républicain. Ces patentes ne vinrent qu’après sa mort. Les enfants de Ruyter, dignes de leur père, refusèrent ce titre si brigué dans nos monarchies, mais qui n’est pas préférable au nom de bon citoyen.

Louis XIV eut assez de grandeur d’âme pour être affligé de sa mort. On lui représenta qu’il était défait d’un ennemi dangereux. Il répondit « qu’on ne pouvait s’empêcher d’être sensible à la mort d’un grand homme ».

Duquesne, le Ruyter de la France, attaqua une troisième fois les deux flottes après la mort du général hollandais. Il leur coula à fond, brûla, et prit plusieurs vaisseaux. Le maréchal duc de Vivonne avait le commandement en chef dans cette bataille ; mais ce n’en fut pas moins Duquesne qui remporta la victoire[1]. L’Europe était étonnée que la France fût devenue en si peu de temps aussi redoutable sur mer que sur terre. Il est vrai que ces armements et ces batailles gagnées ne servirent qu’à répandre l’alarme dans tous les États. Le roi d’Angleterre, ayant commencé la guerre pour l’intérêt de la France, était prêt enfin de se liguer avec le prince d’Orange, qui venait d’épouser sa nièce. De plus, la gloire acquise en Sicile coûtait trop de trésors. Enfin les Français évacuèrent Messine (8 avril 1678), dans le temps qu’on croyait qu’ils se rendraient maîtres de toute l’île. On blâma beaucoup Louis XIV d’avoir fait dans cette guerre des entreprises qu’il ne soutint pas, et d’avoir abandonné Messine, ainsi que la Hollande, après des victoires inutiles.

Cependant c’était être bien redoutable de n’avoir d’autre malheur que de ne pas conserver toutes ses conquêtes. Il pressait ses ennemis d’un bout de l’Europe à l’autre. La guerre de Sicile lui avait coûté beaucoup moins qu’à l’Espagne, épuisée et

  1. Duquesne fut mal récompensé parce qu’il était protestant. Louis XIV le lui fit sentir un jour : « Sire, lui répondit Duquesne, quand j’ai combattu pour Votre Majesté, je n’ai pas songé si elle était d’une autre religion que moi. » Son fils, forcé de s’expatrier après la révocation de l’édit de Nantes, se retira en Suisse, où il acheta la terre d’Eaubonne. Il y porta le corps de son père, qu’il avait été obligé de faire enterrer en secret.

    On lit sur son tombeau :

    La Hollande a fait ériger un mausolée à Ruyter, et la France a refusé un peu de cendre à son vainqueur. » (K.)