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rent quatre mois à se suivre, à s’observer dans des marches et dans des campements plus estimés que des victoires par les officiers allemands et français. L’un et l’autre jugeait de ce que son adversaire allait tenter, par les démarches que lui-même eût voulu faire à sa place ; et ils ne se trompèrent jamais. Ils opposaient l’un à l’autre la patience, la ruse, et l’activité ; enfin ils étaient prêts d’en venir aux mains, et de commettre leur réputation au sort d’une bataille, auprès du village de Saltzbach, lorsque Turenne, en allant choisir une place pour dresser une batterie, fut tué d’un coup de canon (27 juillet 1675). Il n’y a personne qui ne sache les circonstances de cette mort ; mais on ne peut se défendre d’en retracer les principales, par le même esprit qui fait qu’on en parle encore tous les jours.

Il semble qu’on ne puisse trop redire que le même boulet qui le tua ayant emporté le bras de Saint-Hilaire, lieutenant général de l’artillerie, son fils, se jetant en larmes auprès de lui : Ce n’est pas moi, lui dit Saint-Hilaire, c’est ce grand homme qu’il faut pleurer ; paroles comparables à tout ce que l’histoire a consacré de plus héroïque, et le plus digne éloge de Turenne. Il est très-rare que sous un gouvernement monarchique, où les hommes ne sont occupés que de leur intérêt particulier, ceux qui ont servi la patrie meurent regrettés du public. Cependant Turenne fut pleuré des soldats et des peuples. Louvois fut le seul qui ne le regretta pas : la voix publique l’accusa même, lui et son frère, l’archevêque de Reims, de s’être réjouis indécemment de la perte de ce grand homme. On sait les honneurs que le roi fit rendre à sa mémoire, et qu’il fut enterré à Saint-Denis comme le connétable du Guesclin[1], au-dessus duquel l’opinion générale l’élève autant que le siècle de Turenne est supérieur au siècle du connétable.

Turenne n’avait pas eu toujours des succès heureux à la guerre ; il avait été battu à Mariendal, à Rethel, à Cambrai ; aussi disait-il qu’il avait fait des fautes, et il était assez grand pour l’avouer. Il ne fit jamais de conquêtes éclatantes, et ne donna point de ces grandes batailles rangées dont la décision rend quelquefois une nation maîtresse de l’autre ; mais ayant toujours réparé ses défaites et fait beaucoup avec peu, il passa pour le plus habile capitaine de l’Europe, dans un temps où l’art de la guerre était plus approfondi que jamais. De même, quoiqu’on lui eût reproché sa défection dans les guerres de la

  1. Voyez tome XII, page 33.