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pouvait embarquer. On trouva que cinquante mille familles pouvaient se réfugier dans leur nouvelle patrie. La Hollande n’eût plus existé qu’au bout des Indes orientales : ses provinces d’Europe, qui n’achètent leur blé qu’avec leurs richesses d’Asie, qui ne vivent que de leur commerce, et, si on l’ose dire, de leur liberté, auraient été presque tout à coup ruinées et dépeuplées. Amsterdam, l’entrepôt et le magasin de l’Europe, où deux cent mille hommes cultivent le commerce et les arts, serait devenue bientôt un vaste marais. Toutes les terres voisines demandent des frais immenses, et des milliers d’hommes pour élever leurs digues : elles eussent probablement à la fois manqué d’habitants comme de richesses, et auraient été enfin submergées, ne laissant à Louis XIV que la gloire déplorable d’avoir détruit le plus singulier et le plus beau monument de l’industrie humaine.

La désolation de l’État était augmentée par les divisions ordinaires aux malheureux, qui s’imputent les uns aux autres les calamités publiques. Le grand pensionnaire de Witt ne croyait pouvoir sauver ce qui restait de sa patrie qu’en demandant la paix au vainqueur. Son esprit, à la fois tout républicain et jaloux de son autorité particulière, craignait toujours l’élévation du prince d’Orange, encore plus que les conquêtes du roi de France ; il avait fait jurer à ce prince même l’observation d’un édit perpétuel, par lequel le prince était exclu de la charge de stathouder. L’honneur, l’autorité, l’esprit de parti, l’intérêt, lièrent de Witt à ce serment. Il aimait mieux voir sa république subjuguée par un roi vainqueur que soumise à un stathouder.

Le prince d’Orange, de son côté, plus ambitieux que de Witt, aussi attaché à sa patrie, plus patient dans les malheurs publics, attendant tout du temps et de l’opiniâtreté de sa constance, briguait le stathoudérat, et s’opposait à la paix avec la même ardeur. Les États résolurent qu’on demanderait la paix malgré le prince ; mais le prince fut élevé au stathoudérat[1] malgré les de Witt.

Quatre députés vinrent au camp du roi implorer sa clémence au nom d’une république qui, six mois auparavant, se croyait l’arbitre des rois. Les députés ne furent point reçus des ministres de Louis XIV avec cette politesse[2] française qui mêle la douceur de la civilité aux rigueurs mêmes du gouvernement. Louvois,

  1. Il fut stathouder le 1er juillet. Comment La Beaumelle, dans son édition subreptice du Siècle de Louis XIV, a-t-il pu dire dans ses notes qu’il ne fut déclaré que capitaine et amiral ? (Note de Voltaire.)
  2. La Beaumelle, dans ses notes, dit : « C’est un être de raison que cette politesse. » Comment cet écrivain ose-t-il démentir ainsi l’Europe ? (Id.)