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Le duc d’Enghien avait reçu, avec la nouvelle de la mort de Louis XIII, l’ordre de ne point hasarder la bataille. Le maréchal de L’Hospital, qui lui avait été donné pour le conseiller et pour le conduire, secondait par sa circonspection ces ordres timides. Le prince ne crut ni le maréchal ni la cour : il ne confia son dessein qu’à Gassion, maréchal de camp, digne d’être consulté par lui : ils forcèrent le maréchal à trouver la bataille nécessaire.

19 mai 1643. On remarque que le prince, ayant tout réglé le soir, veille de la bataille, s’endormit si profondément qu’il fallut le réveiller pour combattre. On conte la même chose d’Alexandre. Il est naturel qu’un jeune homme, épuisé des fatigues que demande l’arrangement d’un si grand jour, tombe ensuite dans un sommeil plein : il l’est aussi qu’un génie fait pour la guerre, agissant sans inquiétude, laisse au corps assez de calme pour dormir. Le prince gagna la bataille par lui-même, par un coup d’œil qui voyait à la fois le danger et la ressource, par son activité exempte de trouble, qui le portait à propos à tous les endroits. Ce fut lui qui, avec de la cavalerie, attaqua cette infanterie espagnole jusque-là invincible, aussi forte, aussi serrée que la phalange ancienne si estimée, et qui s’ouvrait avec une agilité que la phalange n’avait pas, pour laisser partir la décharge de dix-huit canons qu’elle renfermait au milieu d’elle. Le prince l’entoura et l’attaqua trois fois. À peine victorieux, il arrêta le carnage. Les officiers espagnols se jetaient à ses genoux pour trouver auprès de lui un asile contre la fureur du soldat vainqueur. Le duc d’Enghien eut autant de soin de les épargner qu’il en avait pris pour les vaincre.

Le vieux comte de Fuentes, qui commandait cette infanterie espagnole, mourut percé de coups. Condé, en l’apprenant, dit « qu’il voudrait mort comme lui, s’il n’avait pas vaincu ».

Le respect qu’on avait en Europe pour les armées espagnoles se tourna du côté des armées françaises, qui n’avaient point depuis cent ans gagné de bataille si célèbre ; car la sanglante journée de Marignan, disputée plutôt que gagnée par François Ier, contre les Suisses, avait été l’ouvrage des bandes noires allemandes autant que des troupes françaises. Les journées de Pavie et de Saint-Quentin étaient encore des époques fatales à la réputation de la France. Henri IV avait eu le malheur de ne remporter des avantages mémorables que sur sa propre nation. Sous Louis XIII, le maréchal de Guébriant avait eu de petits succès, mais toujours balancés par des pertes. Les grandes batailles qui ébranlent les États, et qui restent à jamais dans la mémoire des hommes n’avaient été livrées en ce temps que par Gustave-Adolphe.