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ÉCRIVAINS FRANÇAIS

après, pour y recueillir quelques biens de sa femme, qu’il avait persuadée de quitter aussi la religion réformée. Les magistrats le décrétèrent de prise de corps, comme un pasteur apostat qui avait fait apostasier sa femme. Cela se passait en 1712, après le fameux procès de Rousseau ; et Rousseau était à Soleure précisément dans ce temps-là. Ce fut alors que les accusations les plus flétrissantes éclatèrent contre Saurin. On lui imputa d’anciens délits qui auraient mérité la corde ; on produisit ensuite contre lui une ancienne lettre, dans laquelle il avait fait lui-même, disait-on, la confession de ses crimes à un pasteur de ses amis. Enfin, pour comble d’indignité, on eut la bassesse cruelle d’imprimer ces accusations et cette lettre dans plusieurs journaux, dans le supplément de Bayle[1], dans celui de Moréri ; nouveau moyen malheureusement inventé pour flétrir un homme dans l’Europe. C’est étrangement avilir la littérature que de faire d’un dictionnaire un greffe criminel, et de souiller d’opprobres scandaleux des ouvrages qui ne doivent être que le dépôt des sciences ; ce n’était pas, sans doute, l’intention des premiers auteurs de ces archives de la littérature, qu’on a depuis infectées de tant d’additions aussi erronées qu’odieuses. L’art d’écrire est devenu souvent un vil métier, dans lequel des libraires qui ne savent pas lire payent des mensonges et des futilités, à tant la feuille, à des écrivains mercenaires qui ont fait de la littérature la plus lâche des professions. Il n’est pas permis au moins de consigner dans un dictionnaire des accusations criminelles, et de s’ériger en délateur sans avoir des preuves juridiques. J’ai été à portée d’examiner ces accusations contre Joseph Saurin ; j’ai parlé au seigneur de la terre de Bercher, dans laquelle Saurin avait été pasteur ; je me suis adressé à toute la famille du seigneur de cette terre : lui et tous ses parents m’ont dit unanimement qu’ils n’avaient jamais vu l’original de la lettre imputée à Saurin ; ils m’ont tous marqué la plus vive indignation contre l’abus scandaleux dont on a chargé les suppléments aux dictionnaires de Bayle et de Moréri ; et cette juste indignation qu’ils m’ont témoignée doit passer dans le cœur de tous les honnêtes gens[2]. J’ai en main les attestations de trois pasteurs, qui avouent « qu’ils n’ont jamais vu l’original de cette prétendue lettre de Saurin, ni connu personne qui l’eût vue, ni ouï dire qu’elle eût été adressée à aucun pasteur du pays

  1. Voyez la note, page 39.
  2. La fin de cet alinéa fut ajoutée lorsqu’en 1763 Voltaire supprima le morceau que je donne ci-après en note. (B.)