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DU SIÈCLE DE LOUIS XIV.

et des abus de la religion, lui attira une exclusion de la part du cardinal de Fleury. Il prit un tour très-adroit pour mettre le ministre dans ses intérêts ; il fit faire en peu de jours une nouvelle édition de son livre[1], dans laquelle on retrancha ou on adoucit tout ce qui pouvait être condamné par un cardinal et par un ministre. M. de Montesquieu porta lui-même l’ouvrage au cardinal, qui ne lisait guère, et qui en lut une partie. Cet air de confiance, soutenu par l’empressement de quelques personnes de crédit, ramena le cardinal, et Montesquieu entra dans l’Académie.

Il donna ensuite le traité sur la Grandeur et la Décadence des Romains, matière usée, qu’il rendit neuve par des réflexions très-fines et des peintures très-fortes : c’est une histoire politique de l’empire romain. Enfin on vit son Esprit des lois. On a trouvé dans ce livre beaucoup plus de génie que dans Grotius et dans Puffendorf. On se fait quelque violence pour lire ces auteurs ; on lit l’Esprit des lois autant pour son plaisir que pour son instruction. Ce livre est écrit avec autant de liberté que les Lettres persanes, et cette liberté n’a pas peu servi au succès ; elle lui attira des ennemis, qui augmentèrent sa réputation par la haine qu’ils inspiraient contre eux : ce sont ces hommes nourris dans les factions obscures des querelles ecclésiastiques, qui regardent leurs opinions comme sacrées, et ceux qui les méprisent comme sacriléges. Ils écrivirent violemment contre le président de Montesquieu ; ils engagèrent la Sorbonne à examiner son livre, mais le mépris dont il furent couverts arrêta la Sorbonne. Le principal mérite de l’Esprit des lois[2] est l’amour des lois qui règne dans cet ouvrage ; et cet amour des lois est fondé sur l’amour du genre humain. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que l’éloge qu’il fait du gouvernement anglais est ce qui a plu davantage en France. La vive et piquante ironie qu’on y trouve contre l’Inquisition a charmé tout le monde, hors les inquisiteurs. Ses réflexions, presque toujours profondes, sont appuyées d’exemples tirés de l’histoire de toutes les nations. Il est vrai qu’on lui a reproché de prendre trop souvent des exemples dans de petites nations sauvages et presque inconnues, sur les relations trop suspectes des voyageurs. Il ne cite pas toujours avec beaucoup d’exactitude ; il

  1. Voltaire est le seul auteur qui parle de cette édition, faite spécialement pour le cardinal, et que personne encore n’a pu se procurer. Mais il ne faut pas se hâter d’en conclure que l’anecdote soit fausse. Voltaire a eu, sur beaucoup de faits contemporains, des renseignements particuliers. (B.) — Voyez, sur cette question, Œuvres complètes de Montesquieu, édit. Éd. Laboulaye, 1875, tome Ier, pages 38-40.
  2. Voyez le Dictionnaire philosophique, article Lois.