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CHAPITRE CLXXX.

le souverain de trois royaumes, il n’aurait pas mérité de l’être. L’esprit humain, dans tous les genres, ne marche que par degrés, et ces degrés amenèrent nécessairement l’élévation de Cromwell, qui ne la dut qu’à sa valeur et à la fortune.

Charles Ier, roi d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande, fut exécuté par la main du bourreau, dans la place de Whitehall (10 février[1] 1649) ; son corps fut transporté à la chapelle de Windsor, mais on n’a jamais pu le retrouver. Plus d’un roi d’Angleterre avait été déposé anciennement par des arrêts du parlement ; des femmes de rois avaient péri par le dernier supplice ; des commissaires anglais avaient jugé à mort la reine d’Écosse, Marie Stuart, sur laquelle ils n’avaient d’autre droit que celui des brigands sur ceux qui tombent entre leurs mains ; mais on n’avait vu encore aucun peuple faire périr son propre roi sur un échafaud, avec l’appareil de la justice. Il faut remonter jusqu’à trois cents ans avant notre ère pour trouver dans la personne d’Agis, roi de Lacédémone, l’exemple d’une pareille catastrophe[2].

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  1. L’Art de vérifier les dates dit le 9 février ; mais ses auteurs, ainsi que Voltaire, suivent ici l’ancien calendrier (qui n’a été abandonné des Anglais qu’en 1752) et le 9 février de l’ancien calendrier correspond au 30 janvier 1649. (B.)
  2. On a conservé les actes de cette procédure. Un tribunal légitime qui condamnerait un garnement à un mois de Bicêtre sur une pareille instruction, commettrait un acte de tyrannie, et si on ajoute que ni suivant le droit particulier d’Angleterre, ni (en supposant alors les Anglais absolument libres) suivant aucun principe de droit public qu’un homme de bon sens puisse admettre, ce tribunal ne pouvait être regardé comme légitime, on aura une idée juste de ce jugement extraordinaire.

    Charles répondit avec une modération et une fermeté qui honorent sa mémoire, et qui contrastent avec la dureté et la mauvaise foi de ses juges.

    On prétend que des voleurs de grands chemins se sont avisés quelquefois de condamner en cérémonie, avant de les assassiner, des juges qui étaient tombés entre leurs mains. Rien ne ressemble mieux à la conduite de Cromwell et de ses amis. Il a fallu toute l’atrocité du fanatisme pour que cette sentence ne soulevât point tous les partis, et que l’indignation générale n’en rendît pas l’exécution impossible ; et le fanatisme seul en a pu faire l’apologie. (K.)