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GOUVERNEMENT ET MŒURS DE L’ESPAGNE.

l’une et dans l’autre monarchie contre ces deux ministres, et l’intérieur des deux royaumes fut également mal administré.

Le premier ministre qui gouverna quelque temps l’Espagne, dans la minorité de don Carlos, ou Charles II, était le jésuite Évrard Nitard, Allemand, confesseur de la reine, et grand-inquisiteur. L’incompatibilité que la religion semble avoir mise entre les vœux monastiques et les intrigues du ministère excita d’abord les murmures contre le jésuite.

Son caractère augmenta l’indignation publique. Nitard, capable de dominer sur sa pénitente, ne l’était pas de gouverner un État, n’ayant rien d’un ministre et d’un prêtre que la hauteur et l’ambition, et pas même la dissimulation : il avait osé dire un jour au duc de Lerme, même avant de gouverner : « C’est vous qui me devez du respect ; j’ai tous les jours votre Dieu dans mes mains, et votre reine à mes pieds. » Avec cette fierté si contraire à la vraie grandeur, il laissait le trésor sans argent, les places de toute la monarchie en ruine, les ports sans vaisseaux, les armées sans discipline, destituées de chefs qui sussent commander : c’est là surtout ce qui contribua aux premiers succès de Louis XIV, quand il attaqua son beau-frère et sa belle-mère en 1667, et qu’il leur ravit la moitié de la Flandre et toute la Franche-Comté.

On se souleva contre le jésuite, comme en France on s’était soulevé contre Mazarin. Nitard trouva surtout dans don Juan d’Autriche, bâtard de Philippe IV, un ennemi aussi implacable que le grand Condé le fut du cardinal. Si Condé fut mis en prison, don Juan fut exilé. Ces troubles produisirent deux factions qui partagèrent l’Espagne ; cependant il n’y eut point de guerre civile. Elle était sur le point d’éclater, lorsque la reine la prévint en chassant, malgré elle, le P. Nitard, ainsi que la reine Anne d’Autriche fut obligée de renvoyer Mazarin, son ministre ; mais Mazarin revint plus puissant que jamais ; le P. Nitard, renvoyé en 1669, ne put revenir en Espagne. La raison en est que la régente d’Espagne eut un autre confesseur qui s’opposait au retour du premier, et la régente de France n’eut point de ministre qui lui tînt lieu de Mazarin.

Nitard alla à Rome, où il sollicita le chapeau de cardinal, qu’on ne donne point à des ministres déplacés. Il y vécut peu accueilli de ses confrères, qui marquent toujours quelque ressentiment à quiconque s’est élevé au-dessus d’eux. Mais enfin il obtint par ses intrigues, et par la faveur de la reine d’Espagne, cette dignité de cardinal, que tous les ecclésiastiques ambitionnent ; alors ses confrères les jésuites devinrent ses courtisans.