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CHAPITRE CLXXVI.

que tous ceux qu’il avait fait enfermer à la Bastille en sortirent, comme des victimes déliées qu’il ne fallut plus immoler à sa vengeance. Il légua au roi trois millions de notre monnaie d’aujourd’hui, à cinquante livres le marc, somme qu’il tenait toujours en réserve. La dépense de sa maison, depuis qu’il était premier ministre, montait à mille écus par jour. Tout chez lui était splendeur et faste, tandis que chez le roi tout était simplicité et négligence ; ses gardes entraient jusqu’à la porte de la chambre, quand il allait chez son maître ; il précédait partout les princes du sang. Il ne lui manquait que la couronne, et même, lorsqu’il était mourant, et qu’il se flattait encore de survivre au roi, il prenait des mesures pour être régent du royaume. La veuve de Henri IV l’avait précédé de cinq mois (3 juillet 1642), et Louis XIII le suivit cinq mois après.

(Mai 1643) Il était difficile de dire lequel des trois fut le plus malheureux. La reine mère, longtemps errante, mourut à Cologne dans la pauvreté. Le fils, maître d’un beau royaume, ne goûta jamais ni les plaisirs de la grandeur, s’il en est, ni ceux de l’humanité : toujours sous le joug, et toujours voulant le secouer ; malade, triste, sombre, insupportable à lui-même ; n’ayant pas un serviteur dont il fût aimé ; se défiant de sa femme ; haï de son frère ; quitté par ses maîtresses, sans avoir connu l’amour ; trahi par ses favoris, abandonné sur le trône ; presque seul au milieu d’une cour qui n’attendait que sa mort, qui la prédisait sans cesse, qui le regardait comme incapable d’avoir des enfants ; le sort du moindre citoyen paisible dans sa famille était bien préférable au sien.

Le cardinal de Richelieu fut peut-être le plus malheureux des trois, parce qu’il était le plus haï, et qu’avec une mauvaise santé il avait à soutenir, de ses mains teintes de sang, un fardeau immense dont il fut souvent prêt d’être écrasé.

Dans ce temps de conspirations et de supplices le royaume fleurit pourtant, et, malgré tant d’afflictions, le siècle de la politesse et des arts s’annonçait. Louis XIII n’y contribua en rien, mais le cardinal de Richelieu servit beaucoup à ce changement. La philosophie ne put, il est vrai, effacer la rouille scolastique ; mais Corneille commença, en 1636, par la tragédie du Cid, le siècle qu’on appelle celui de Louis XIV. Le Poussin égala Raphaël d’Urbin dans quelques parties de la peinture. La sculpture fut bientôt perfectionnée par Girardon, et le mausolée même du cardinal de Richelieu en est une preuve. Les Français commencèrent à se rendre recommandables, surtout par les grâces et les politesses de l’esprit : c’était l’aurore du bon goût.