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CHAPITRE CXCI.

commencement du XVIIe siècle était le temps des usurpateurs presque d’un bout du monde à l’autre. Cromwell subjuguait l’Angleterre, l’Écosse, et l’Irlande. Un rebelle, nommé Listching, forçait le dernier empereur de la race chinoise à s’étrangler avec sa femme et ses enfants, et ouvrait l’empire de la Chine aux conquérants tartares. Aurengzeb, dans le Mogol, se révoltait contre son père ; il le fit languir en prison, et jouit paisiblement du fruit de ses crimes. Le plus grand des tyrans, Mulei-Ismaël, exerçait dans l’empire de Maroc de plus horribles cruautés. Ces deux usurpateurs, Aurengzeb et Mulei-Ismaël, furent de tous les rois de la terre ceux qui vécurent le plus heureusement et le plus longtemps. La vie de l’un et de l’autre a passé cent années. Cromwell, aussi méchant qu’eux, vécut moins, mais régna et mourut tranquille. Si on parcourt l’histoire du monde, on voit les faiblesses punies, mais les grands crimes heureux, et l’univers est une vaste scène de brigandage abandonnée à la fortune.

Cependant la guerre de Candie était semblable à celle de Troie. Quelquefois les Turcs menaçaient la ville ; quelquefois ils étaient assiégés eux-mêmes dans la Canée, dont ils avaient fait leur place d’armes. Jamais les Vénitiens ne montrèrent plus de résolution et de courage ; ils battirent souvent les flottes turques. Le trésor de Saint-Marc fut épuisé à lever des soldats. Les troubles du sérail, les irruptions des Turcs en Hongrie, firent languir l’entreprise sur Candie quelques années, mais jamais elle ne fut interrompue. Enfin, en 1667, Achmet Cuprogli, ou Kieuperli[1], grand-vizir de Mahomet IV, et fils d’un grand-vizir, assiégea régulièrement Candie, défendue par le capitaine général Francesco Morosini, et par du Pui-Montbrun-Saint-André, officier français, à qui le sénat donna le commandement des troupes de terre.

Cette ville ne devait jamais être prise, pour peu que les princes chrétiens eussent imité Louis XIV, qui, en 1669, envoya six à sept mille hommes au secours de la ville, sous le commandement du duc de Beaufort et du duc de Navailles. Le port de Candie fut toujours libre, il ne fallait qu’y transporter assez de soldats pour résister aux janissaires. La république ne fut pas assez puissante pour lever des troupes suffisantes. Le duc de Beaufort, le même qui avait joué du temps de la Fronde un personnage plus étrange qu’illustre, alla attaquer et renverser les Turcs dans leurs tran-

  1. Koproli ou Kiuperli ; c’est ainsi que nous appelons Kœprilu, le Richelieu des Turcs. (G. A.) — Dans l’Histoire de Charles XII, liv. V, il est nommé Couprougli.