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CHAPITRE CLXXXV.

changés : Paul V, par cette violence, hasardait qu’on lui désobéît, que Venise fit fermer toutes les églises, et renonçât à la religion catholique : elle pouvait aisément embrasser la grecque, ou la luthérienne, ou la calviniste, et parlait, en effet, alors de se séparer de la communion du pape. Le changement ne se fût pas fait sans troubles ; le roi d’Espagne aurait pu en profiter. Le sénat se contenta de défendre la publication du monitoire dans toute l’étendue de ses terres. Le grand-vicaire de l’évêque de Padoue, à qui cette défense fut signifiée, répondit au podestat qu’il ferait ce que Dieu lui inspirerait ; mais le podestat ayant répliqué que Dieu avait inspiré au conseil des dix de faire pendre quiconque désobéirait, l’interdit ne fut publié nulle part, et la cour de Rome fut assez heureuse pour que tous les Vénitiens continuassent à vivre en catholiques malgré elle.

Il n’y eut que quelques ordres religieux qui obéirent. Les jésuites ne voulurent pas donner l’exemple les premiers. Leurs députés se rendirent à l’assemblée générale des capucins ; ils leur dirent que, « dans cette grande affaire, l’univers avait les yeux sur les capucins, et qu’on attendait leur démarche pour savoir quel parti on devait prendre ». Les capucins, qui se crurent en spectacle à l’univers, ne balancèrent pas à fermer leurs églises. Les jésuites et les théatins fermèrent alors les leurs. Le sénat les fit tous embarquer pour Rome, et les jésuites furent bannis à perpétuité.

Parmi tant de moines qui, depuis leur fondation, avaient trahi leur patrie pour les intérêts des papes, il s’en trouva un à Venise qui fut citoyen, et qui acquit une gloire durable en défendant ses souverains contre les prétentions romaines : ce fut le célèbre Sarpi, si connu sous le nom de Fra-Paolo[1]. Il était théologien de la république : ce titre de théologien ne l’empêcha pas d’être un excellent jurisconsulte. Il soutint la cause de Venise avec toute la force de la raison, et avec une modération et une finesse qui rendaient cette raison victorieuse. Deux sujets du pape et un prêtre de Venise subornèrent deux assassins pour tuer Fra-Paolo. Ils le percèrent de trois coups de stylet, et s’enfuirent dans une barque à dix rames, qui leur était préparée. Un assassinat si bien concerté, la fuite des meurtriers assurée avec tant de précautions et de frais, marquaient évidemment qu’ils avaient obéi aux ordres de quelques hommes puissants. On accusa les jésuites ; on soupçonna le pape ; le crime fut désavoué par la cour romaine et par

  1. Né le 14 août 1552.