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CHAPITRE CLXXXIII.

fausses traditions, des miracles supposés, subsistaient encore, les sages les méprisaient, et savaient que les abus ont été de tous les temps l’amusement de la populace.

Peut-être les écrivains ultramontains, qui ont tant déclamé contre ces usages, n’ont pas assez distingué entre le peuple et ceux qui le conduisent. Il n’aurait pas fallu mépriser le sénat de Rome parce que les malades guéris par la nature tapissaient de leurs offrandes les temples d’Esculape, parce que mille tableaux votifs de voyageurs échappés aux naufrages ornaient ou défiguraient les autels de Neptune, et que dans Egnatia l’encens brûlait et fumait de lui-même sur une pierre sacrée. Plus d’un protestant, après avoir goûté les délices du séjour de Naples, s’est répandu en invectives contre les trois miracles qui se font à jour nommé dans cette ville, quand le sang de saint Janvier, de saint Jean-Baptiste, et de saint Étienne, conservé dans des bouteilles, se liquéfie étant approché de leurs têtes. Ils accusent ceux qui président à ces églises d’imputer à la Divinité des prodiges inutiles. Le savant et sage Addison dit qu’il n’a jamais vu a more bungling trick, un tour plus grossier. Tous ces auteurs pouvaient observer que ces institutions ne nuisent point aux mœurs, qui doivent être le principal objet de la police civile et ecclésiastique ; que probablement les imaginations ardentes des climats chauds ont besoin de signes visibles qui les mettent continuellement sous la main de la Divinité ; et qu’enfin ces signes ne pouvaient être abolis que quand ils seraient méprisés du même peuple qui les révère[1].

  1. Ces superstitions ne nous paraissent pas aussi indifférentes qu’à M. de Voltaire. Comme le miracle réussit ou manque au gré du charlatan qui est chargé de le faire, et que le peuple entre en fureur lorsqu’il ne réussit pas, le clergé de Naples a le pouvoir d’exciter à son gré des séditions parmi une populace nombreuse, dénuée de toute morale, que le sang n’effraye pas, et qui n’a rien à perdre ; en sorte que la cérémonie de la liquéfaction met absolument le gouvernement de Naples dans la dépendance des prêtres. Toute réforme, toute loi qui déplaît aux prêtres devient impossible à établir. Il faudrait éclairer le peuple ; mais si un ministre était soupçonné d’en avoir l’idée, le miracle manquerait, et il se verrait exposé à toute la fureur du peuple.

    Un seigneur napolitain avait imaginé de faire le miracle chez lui ; ce moyen était un des plus sûrs pour le faire tomber ; mais le gouvernement eut peur des prêtres, et on lui défendit de continuer. Son secret se trouve décrit dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de Paris, 1757 (page 383) ; mais il n’est pas sûr que ce soit exactement le même que celui des prêtres.

    Espérons qu’un archevêque de Naples aura quelque jour assez de véritable pieté et de courage pour avouer que ses prédécesseurs et son clergé ont abusé de la crédulité du peuple, pour révéler toute la fraude, et en exposer le secret au grand jour.

    Il est bon de savoir que, si le miracle est retardé, il arrive souvent que le peuple s’en prend aux étrangers qui se trouvent dans l’église, et qu’il soupçonne d’être des hérétiques. Alors ils sont obligés de se retirer, et quelquefois le peuple les poursuit à coups de pierres. Il n’y a pas quinze ans que M. le prince de S. et M. le comte de C. essuyèrent ce traitement, sans se l’être attiré par aucune indiscrétion. (K.) — En 1797 on venait de faire la paix avec les Français ; la liquéfaction du sang de saint Janvier n’eut pas lieu à Naples, d’où le peuple concluait que le saint désapprouvait qu’on eût traité avec les Français. L’année d’après on était en guerre, et l’on annonça que le sang bouillonnerait plus fort que de coutume. En 1799 la ville de Naples était au pouvoir des Français ; le général en chef Championnet exigea que le miracle se fît, et il eut lieu plus tôt qu’on ne l’attendait. Voyez le Moniteur, n° 139 de l’an v, 256 de l’an vi, 259 de l’an vii. (B.)