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CHAPITRE CLXVIII.

ment de telles lettres, il n’y aurait jamais eu de sang versé pour les querelles de l’empire et du sacerdoce[1].

La religion anglicane conserva ce que les cérémonies romaines ont d’auguste, et ce que le luthéranisme a d’austère. J’observe que de neuf mille quatre cents bénéficiers que contenait l’An-

  1. Les troubles religieux, qui ont si longtemps déchiré l’Europe, ont pour première origine la faute que firent les premiers empereurs chrétiens de se mêler des affaires ecclésiastiques, à la sollicitation des prêtres, qui, n’ayant pu sous les empereurs païens que diffamer ou calomnier leurs adversaires, espérèrent avoir sous ces nouveaux princes le plaisir de les punir. Soit mauvaise politique, soit vanité, soit superstition, on vit le féroce Constantin, non encore baptisé, paraître à la tête d’un concile. Ses successeurs suivirent son exemple, et les troubles qui ont depuis agité l’Europe furent la suite nécessaire de cette conduite. En effet, dès que l’on établit pour principe que les princes sont obligés en conscience de sévir contre ceux qui attaquent la religion, de statuer une peine, quelle qu’elle soit, contre la profession ouverte ou cachée, l’exercice public ou secret d’aucun culte, la maxime que les peuples ont le droit et même sont dans l’obligation de s’armer contre un prince hérétique ou ennemi de la religion en devient une conséquence nécessaire. Les droits des princes peuvent-ils balancer ceux de la Divinité même ? la paix temporelle mérite-t-elle d’être achetée aux dépens de la foi ? Il n’est pas question ici d’accorder à des particuliers le droit dangereux de se révolter ; il existe un tribunal régulier qui prononce si le prince a mérité ou non de perdre ses droits ; ainsi les objections qu’on fait contre le droit de résistance soutenu par plusieurs publicistes, les restrictions qui rendent ce droit, pour ainsi dire, nul dans la pratique, ne peuvent s’appliquer à celui de se révolter contre un prince hérétique.

    Je sais que les partisans de l’intolérance religieuse ont soutenu, suivant leurs intérêts, tantôt les maximes séditieuses, tantôt les maximes contraires. Mais entre deux opinions opposées, soutenues suivant les circonstances par un même corps, celle qui s’accorde avec ses principes constants ne doit-elle pas être regardée comme sa vraie doctrine ? Cette proposition : Tout prince doit employer sa puissance pour détruire l’hérésie ; et celle-ci : Toute nation a droit de se soulever contre un prince hérétique, sont les conséquences d’un même principe. Il faut, si l’on veut raisonner juste, ou les admettre, ou les rejeter ensemble. Tout ce qu’on a dit pour prouver que des prêtres intolérants peuvent être de bons citoyens se réduit à un pur verbiage : faire jurer à un prince d’exterminer les hérétiques, c’est lui faire jurer, en termes équivalents, qu’il se soumet à être dépouillé de son trône si lui-même devient hérétique.

    L’intérêt des princes a donc été, non de chercher à régler la religion, mais de séparer la religion de l’État, de laisser aux prêtres la libre disposition des sacrements, des censures, des fonctions ecclésiastiques ; mais de ne donner aucun effet civil à aucune de leurs décisions, de ne leur donner aucune influence sur les mariages, sur les actes qui constatent la mort ou la naissance ; de ne point souffrir qu’ils interviennent dans aucun acte civil ou politique, et de juger les procès qui s’élèveraient entre eux et les citoyens pour des droits temporels relatifs à leurs fonctions, comme on déciderait les procès semblables qui s’élèveraient entre les membres d’une association libre, ou entre cette association et des particuliers. Si Constantin eût suivi cette politique, que de sang il eût épargné ! Dans tous les pays où le prince s’est mêlé de la religion, à moins que, comme celle de l’ancienne Rome, elle ne fût bornée à de pures cérémonies, l’État a été troublé, le prince exposé à tous les attentats du fanatisme ; et l’indifférence seule pour la religion a pu amener une paix durable. (K.)