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CHAPITRE CLXVI.

Si, après l’avoir considéré sur le théâtre du gouvernement, on l’observe dans le particulier, on voit en lui un maître dur et défiant, un amant, un mari cruel, et un père impitoyable.

Un grand événement de sa vie domestique, qui exerce encore aujourd’hui la curiosité du monde, est la mort de son fils don Carlos. Personne ne sait comment mourut ce prince ; son corps, qui est dans les tombes de l’Escurial, y est séparé de sa tête : on prétend que cette tête n’est séparée que parce que la caisse de plomb qui renferme le corps est en effet trop petite. C’est une allégation bien faible : il était aisé de faire un cercueil plus long. Il est plus vraisemblable que Philippe fit trancher la tête de son fils. On a imprimé dans la vie du czar Pierre Ier que, lorsqu’il voulut condamner son fils à la mort, il fit venir d’Espagne les actes du procès de don Carlos ; mais ni ces actes ni la condamnation de ce prince n’existent. On ne connaît pas plus son crime que son genre de mort. Il n’est ni prouvé ni vraisemblable que son père l’ait fait condamner par l’Inquisition. Tout ce qu’on sait, c’est qu’en 1568 son père vint l’arrêter lui-même dans sa chambre, et qu’il écrivit à l’impératrice, sa sœur, « qu’il n’avait jamais découvert dans le prince son fils aucun vice capital ni aucun crime déshonorant, et qu’il l’avait fait enfermer pour son bien et pour celui du royaume ». Il écrivit en même temps au pape Pie V tout le contraire : il lui dit dans sa lettre du 20 janvier 1568, « que dès sa plus tendre jeunesse la force d’un naturel vicieux a étouffé dans don Carlos toutes les instructions paternelles ». Après ces lettres par lesquelles Philippe rend compte de l’emprisonnement de son fils, on n’en voit point par lesquelles il se justifie de sa mort ; et cela seul, joint aux bruits qui coururent dans l’Europe, peut faire croire qu’en effet Philippe fut coupable d’un parricide. Son silence au milieu des rumeurs publiques justifiait encore ceux qui prétendaient que la cause de cette horrible aventure fut l’amour de don Carlos pour Élisabeth de France, sa belle-mère, et l’inclination de cette reine pour ce jeune prince. Rien n’était plus vraisemblable : Élisabeth avait été élevée dans une cour galante et voluptueuse ; Philippe II était plongé dans les intrigues des femmes ; la galanterie était l’essence d’un Espagnol. De tous côtés était l’exemple de l’infidélité. Il était naturel que don Carlos et Élisabeth, à peu près du même âge, eussent de l’amour l’un pour l’autre. La mort précipitée de la reine, qui suivit de près celle du prince, confirma ces soupçons.

Toute l’Europe crut que Philippe avait immolé sa femme et son fils à sa jalousie, et on le crut d’autant plus que quelque