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CHAPITRE CLXV.

côté du Portugal ; mais il avait affaire à Philippe II, qui avait plus de droits que lui et plus de moyens de les soutenir.

(1580) Le vieux cardinal-roi ne régna que pour voir discuter juridiquement devant lui quel serait son héritier. Il mourut bientôt. Un chevalier de Malte, Antoine, prieur de Crato, voulut succéder au roi-prêtre, qui était son oncle paternel, au lieu que Philippe II n’était neveu de Henri que du côté de sa mère. Le prieur passait pour bâtard, et se disait légitime. Ni le prieur ni le pape n’héritèrent. La branche de Bragance, qui semblait avoir des prétentions justes, eut alors ou la prudence ou la timidité de ne les pas faire valoir. Une armée de vingt mille hommes prouva le droit de Philippe : il ne fallait guère dans ce temps-là de plus grandes armées. Le prieur, qui ne pouvait résister par lui-même, eut en vain recours à l’appui du Grand Seigneur. Il ne manquait à toutes ces bizarreries que de voir le pape implorer aussi le Turc pour être roi de Portugal.

Philippe ne faisait jamais la guerre par lui-même : il conquit de son cabinet le Portugal. Le vieux duc d’Albe, exilé depuis deux ans, après ses longs services, rappelé comme un dogue enchaîné qu’on lâche encore pour aller à la chasse, termina sa carrière de sang en battant deux fois la petite armée du roi-prieur, qui, abandonné de tout le monde, erra longtemps dans sa patrie.

Philippe vint alors se faire couronner à Lisbonne, et promit quatre-vingt mille ducats à qui livrerait don Antoine. Les proscriptions étaient les armes à son usage.

(1581) Le prieur de Crato se réfugia d’abord en Angleterre avec quelques compagnons de son infortune, qui, manquant de tout, et délabrés comme lui, le servaient à genoux. Cet usage, établi par les empereurs allemands qui succédèrent à la race de Charlemagne, fut reçu en Espagne quand Alphonse X, roi de Castille, eut été élu empereur, au XIIIe siècle. Les rois d’Angleterre ont suivi cet exemple qui semble contredire la fière liberté de la nation. Les rois de France l’ont dédaigné, et se sont contentés du pouvoir réel. En Pologne les rois ont été servis ainsi dans des jours de cérémonie, et n’en sont pas plus absolus.

Élisabeth n’était pas en état de faire la guerre pour le prieur de Crato : ennemie implacable, mais non déclarée, de Philippe, elle mettait toute son application à lui résister, à lui susciter secrètement des ennemis, et, ne pouvant se soutenir en Angleterre que par l’affection du peuple, ne pouvant conserver cette affection qu’en ne demandant point de nouveaux subsides, elle n’était pas en état de porter la guerre en Espagne.