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DE PHILIPPE II, ROI D’ESPAGNE.

par la flatterie ou par la haine ; et pour ces portraits recherchés, que tant d’historiens modernes font des anciens personnages, on doit les renvoyer aux romans.

Ceux qui ont comparé depuis peu Philippe II à Tibère n’ont certainement vu ni l’un ni l’autre. D’ailleurs, quand Tibère commandait les légions et les faisait combattre, il était à leur tête ; et Philippe était dans une chapelle entre deux récollets, pendant que le prince de Savoie, et ce comte d’Egmont, qu’il fit périr depuis sur l’échafaud, lui gagnaient la bataille de Saint-Quentin. Tibère n’était ni superstitieux ni hypocrite ; et Philippe prenait souvent un crucifix en main quand il ordonnait des meurtres. Les débauches du Romain et les voluptés de l’Espagnol ne se ressemblent pas. La dissimulation même qui les caractérise l’un et l’autre semble différente : celle de Tibère paraît plus fourbe, celle de Philippe plus taciturne. Il faut distinguer entre parler pour tromper, et se taire pour être impénétrable. Tous deux paraissent avoir eu une cruauté tranquille et réfléchie ; mais combien de princes et d’hommes publics ont mérité le même reproche !

Pour se faire une idée juste de Philippe, il faut se demander ce que c’est qu’un souverain qui affecte de la piété, et à qui le prince d’Orange, Guillaume, reproche publiquement, dans son manifeste, un mariage secret avec dona Isabella Osorio, quand il épousa sa première femme Marie de Portugal. Il est accusé à la face de l’Europe, par ce même Guillaume, du parricide de son fils, et de l’empoisonnement de sa troisième épouse, Isabelle de France ; on lui impute d’avoir forcé le prince d’Ascoli à épouser une femme qui était enceinte de ce roi même. On ne doit pas s’en rapporter au témoignage d’un ennemi ; mais cet ennemi était un prince respecté dans l’Europe, Il envoya son manifeste et ses accusations dans toutes les cours. Était-ce l’orgueil, était-ce la force de la vérité qui empêchait Philippe de répondre ? Pouvait-il mépriser ce terrible manifeste du prince d’Orange, comme on méprise ces libelles obscurs, composés par d’obscurs vagabonds, auxquels les particuliers mêmes ne répondent pas plus que Louis XIV n’y a répondu ? Qu’on joigne à ces accusations, trop authentiques, les amours de Philippe avec la femme de son favori Rui Gomez, l’assassinat d’Escovedo, la persécution contre Antonio Pérès, qui avait assassiné Escovedo par son ordre ; qu’on se souvienne que c’est là ce même homme qui ne parlait que de son zèle pour la religion, et qui immolait tout à ce zèle.

C’est sous ce masque infâme de la religion qu’il trama une conspiration dans le Béarn, en 1564, pour enlever Jeanne de