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CHAPITRE CLIV.

On a eu plus d’une fois besoin de leurs secours contre les Portugais du Brésil, contre des brigands à qui on a donné le nom de Mamelus, et contre des sauvages nommés Mosquites, qui étaient anthropophages. Les jésuites les ont toujours conduits dans ces expéditions, et ils ont toujours combattu avec ordre, avec courage, et avec succès.

Lorsqu’en 1662 les Espagnols firent le siége de la ville du Saint-Sacrement, dont les Portugais s’étaient emparés, siége qui a causé des accidents si étranges, un jésuite amena quatre mille Paraguéens, qui montèrent à l’assaut et qui emportèrent la place. Je n’omettrai point un trait qui montre que ces religieux, accoutumés au commandement, en savaient plus que le gouverneur de Buenos-Aires, qui était à la tête de l’armée. Ce général voulut qu’en allant à l’assaut on plaçât des rangs de chevaux au devant des soldats, afin que l’artillerie des remparts ayant épuisé son feu sur les chevaux, les soldats se présentassent avec moins de risque ; le jésuite remontra le ridicule et le danger d’une telle entreprise, et il fit attaquer dans les règles.

La manière dont ces peuples ont combattu pour l’Espagne a fait voir qu’ils sauraient se défendre contre elle, et qu’il serait dangereux de vouloir changer leur gouvernement. Il est très-vrai que les jésuites s’étaient formé dans le Paraguai un empire d’environ quatre cents lieues de circonférence, et qu’ils auraient pu l’étendre davantage.

Soumis dans tout ce qui est d’apparence au roi d’Espagne, ils étaient rois en effet, et peut-être les rois les mieux obéis de la terre. Ils ont été à la fois fondateurs, législateurs, pontifes, et souverains.

Un empire d’une constitution si étrange dans un autre hémisphère est l’effet le plus éloigné de sa cause qui ait jamais paru dans le monde. Nous voyons depuis longtemps des moines princes dans notre Europe ; mais ils sont parvenus à ce degré de grandeur, opposé à leur état, par une marche naturelle ; on leur a donné de grandes terres qui sont devenues des fiefs et des principautés comme d’autres terres. Mais dans le Paraguai on n’a rien donné aux jésuites, ils se sont faits souverains sans se dire seulement propriétaires d’une lieue de terrain, et tout a été leur ouvrage.

Ils ont enfin abusé de leur pouvoir, et l’ont perdu : lorsque l’Espagne a cédé au Portugal la ville du Saint-Sacrement et ses vastes dépendances, les jésuites ont osé s’opposer à cet accord ; les peuples qu’ils gouvernent n’ont point voulu se soumettre à la