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rèrent au conseil des Indes de Madrid qu’ils ne pouvaient recevoir un Espagnol dans leurs provinces, de peur que cet officier ne corrompît les mœurs des Paraguéens ; et cette raison, si outrageante pour leur propre nation, fut admise par les rois d’Espagne, qui ne purent tirer aucun service des Paraguéens qu’à cette singulière condition, déshonorante pour une nation aussi fière et aussi fidèle que l’espagnole.

Voici la manière dont ce gouvernement unique sur la terre était administré. Le provincial jésuite, assisté de son conseil, rédigeait les lois ; et chaque recteur, aidé d’un autre conseil, les faisait observer ; un procureur fiscal, tiré du corps des habitants de chaque canton, avait sous lui un lieutenant. Ces deux officiers faisaient tous les jours la visite de leur district, et avertissaient le supérieur jésuite de tout ce qui se passait.

Toute la peuplade travaillait ; et les ouvriers de chaque profession rassemblés faisaient leur ouvrage en commun, en présence de leurs surveillants, nommés par le fiscal. Les jésuites fournissaient le chanvre, le coton, la laine, que les habitants mettaient en œuvre : ils fournissaient de même les grains pour la semence, et on recueillait en commun. Toute la récolte était déposée dans les magasins publics. On distribuait à chaque famille ce qui suffisait à ses besoins : le reste était vendu à Buenos-Aires et au Pérou.

Ces peuples ont des troupeaux. Ils cultivent les blés, les légumes, l’indigo, le coton, le chanvre, les cannes de sucre, le jalap, l’ipécacuanha, et surtout la plante qu’on nomme herbe du Paraguai[1], espèce de thé très-recherché dans l’Amérique méridionale, et dont on fait un trafic considérable. On rapporte en retour des espèces et des denrées. Les jésuites distribuaient les denrées, et faisaient servir l’argent et l’or à la décoration des églises et aux besoins du gouvernement. Ils eurent un arsenal dans chaque canton ; on donnait à des jours marqués des armes aux habitants. Un jésuite était préposé à l’exercice ; après quoi les armes étaient reportées dans l’arsenal, et il n’était permis à aucun citoyen d’en garder dans sa maison. Les mêmes principes qui ont fait de ces peuples les sujets les plus soumis en ont fait de très-bons soldats ; ils croient obéir et combattre par devoir.

  1. On en fait dans l’Amérique méridionale le même usage que les Anglais et les Hollandais font du thé. Cette plante n’est pas astringente comme le thé, mais amère et stomachique. Les malheureux Péruviens, enterrés dans les mines avec une barbarie digne des descendants de Pizarre et d’Almagro, s’en servent pour ranimer leurs forces et soutenir leur courage. (K.)