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CHAPITRE CLIII.

Les Danois enfin ont eu trois petites îles, et ont commencé un commerce très-utile par les encouragements que leur roi leur a donnés.

Voilà jusqu’à présent ce que les Européans ont fait de plus important dans la quatrième partie du monde.

Il en reste une cinquième, qui est celle des terres australes, dont on n’a découvert encore que quelques côtes et quelques îles. Si on comprend sous le nom de ce nouveau monde austral les terres des Papous et la Nouvelle-Guinée, qui commence sous l’équateur même, il est clair que cette partie du globe est la plus vaste de toutes.

Magellan vit le premier, en 1520, la terre antarctique, à cinquante et un degrés vers le pôle austral : mais ces climats glacés ne pouvaient pas tenter les possesseurs du Pérou. Depuis ce temps on fit la découverte de plusieurs pays immenses au midi des Indes, comme la Nouvelle-Hollande, qui s’étend depuis le dixième degré jusque par delà le trentième. Quelques personnes prétendent que la compagnie de Batavia y possède des établissements utiles. Il est pourtant difficile d’avoir secrètement des provinces et un commerce. Il est vraisemblable qu’on pourrait encore envahir cette cinquième partie du monde, que la nature n’a point négligé ces climats, et qu’on y verrait des marques de sa variété et de sa profusion.

Mais jusqu’ici, que connaissons-nous de cette immense partie de la terre ? quelques côtes incultes, où Pelsart et ses compagnons ont trouvé, en 1630, des hommes noirs, qui marchent sur les mains comme sur les pieds ; une baie où Tasman, en 1642, fut attaqué par des hommes jaunes, armés de flèches et de massues ; une autre, où Dampierre, en 1699, a combattu des nègres, qui tous avaient la mâchoire supérieure dégarnie de dents par devant. On n’a point encore pénétré dans ce segment du globe, et il faut avouer qu’il vaut mieux cultiver son pays que d’aller chercher les glaces et les animaux noirs et bigarrés du pôle austral.

Nous apprenons la découverte de la Nouvelle-Zélande. C’est un pays immense, inculte, affreux, peuplé de quelques anthropophages, qui, à cette coutume près de manger des hommes, ne sont pas plus méchants que nous[1].

  1. Les découvertes du célèbre Cook ont prouvé qu’il n’existe point proprement de continent dans cette partie du globe, mais plusieurs archipels et quelques grandes îles dont une seule, la Nouvelle-Hollande, est aussi grande que l’Europe. Les glaces s’étendent plus loin dans l’hémisphère austral que dans le notre. Elles couvrent ou rendent inabordable tout ce qui s’étend au delà de l’endroit où les voyageurs anglais ont pénétré.

    Parmi les peuples qui habitent les îles, plusieurs sont anthropophages et mangent leurs prisonniers. Ils n’ont cependant commis de violence envers les Européans, ni tramé de trahison contre eux, qu’après en avoir été eux-mêmes maltraités ou trahis. Partout on a trouvé l’homme sauvage bon, mais implacable dans sa vengeance. Les mêmes insulaires qui mangèrent le capitaine Marion, après l’avoir attiré dans le piège par de longues démonstrations d’amitié, avaient pris le plus grand soin de quelques malades du vaisseau de M. de Surville ; mais cet officier, sous prétexte de punir l’enlèvement de son bateau, amène sur sa flotte le même chef qui avait généreusement reçu dans sa case nos matelots malades, et met en partant le feu à plusieurs villages. Ces peuples s’en vengèrent sur le premier Européan qui aborda chez eux. Comme ils ne distinguent point encore les différentes nations de l’Europe, les Anglais ont quelquefois été punis des violences des Espagnols ou des Français, et réciproquement ; mais les sauvages n’attaquent les Européans que comme les sangliers attaquent les chasseurs, quand ils ont été blessés.

    Dans d’autres îles où la civilisation a fait plus de progrès, l’usage de manger de la chair humaine s’est aboli. Cet usage a même plusieurs degrés chez les peuplades les plus grossières : les uns mangent la chair des hommes comme une autre nourriture ; ils n’assassinent point, mais ils font la guerre pour s’en procurer. D’autres peuplades n’en mangent qu’en cérémonie et après la victoire.

    Dans les îles où l’anthropophagie est détruite, la société s’est perfectionnée ; les hommes vivent de la pêche, de la chasse, des poules et des cochons qu’ils ont réduits à l’état de domesticité, des fruits et des racines que la terre leur donne, ou qu’une culture grossière peut leur procurer ; quoiqu’ils ne connaissent ni l’or ni les métaux, ils ont porté assez loin l’adresse et l’intelligence dans tous les arts nécessaires. Ils aiment la danse, ont des instruments de musique, et même des pièces dramatiques ; ce sont des espèces de comédies où l’on joue les aventures scandaleuses arrivées dans le pays, comme dans ce qu’on appelle l’ancienne comédie grecque.

    Ces hommes sont gais, doux, et paisibles ; ils ont la même morale que nous, à cela près qu’ils ne partagent pas le préjugé qui nous fait regarder comme criminel ou comme déshonorant le commerce des deux sexes entre deux personnes libres.

    Ils n’ont aucune espèce de culte, aucune opinion religieuse, mais seulement quelques pratiques superstitieuses relatives aux morts. On peut mettre aussi dans le rang des superstitions le respect de quelques-uns de ces peuples pour une association de guerriers nommés Arréoi, qui vivent sans rien faire aux dépens d’autrui. Ces hommes n’ont pas de femmes, mais des maîtresses libres qui, lorsqu’elles deviennent grosses, se font un devoir de se faire avorter ; et elles n’en partagent pas moins le respect que l’on a pour leurs amants. Ces superstitions semblent marquer le passage entre l’état de nature et celui où l’homme se soumet à une religion. Le crime de ces maîtresses des Arréoi ne contredit pas ce que nous avons dit de la morale de ces peuples : les Phéniciens, les Carthaginois, les Juifs, ont immolé des hommes à la Divinité, et n’en regardaient pas moins l’assassinat comme un crime.

    Il y a dans les îles quelques traces d’un gouvernement féodal, comme un amiral indépendant du chef suprême, des chefs particuliers que ce premier chef ne nomme pas, et qui, dans les affaires où la nation entière est intéressée, reçoivent ses ordres pour les porter à leurs vassaux. Mais on doit trouvera peu près ces mêmes usages dans toutes les nations qui se sont formées par la réunion volontaire de plusieurs peuplades.

    On distingue aussi deux classes d’hommes dans plusieurs de ces îles : celle qui a le plus de force et de beauté a aussi plus d’intelligence et des mœurs plus douces ; elle domine l’autre, mais sans l’avoir réduite à l’esclavage.

    La terre est en général très-fertile ; mais elle n’offre rien jusqu’ici qui puisse tenter l’avarice européane. Les Anglais y ont porté des animaux utiles, des instruments de culture, y ont semé des graines de l’Europe. Ils ont voulu ne faire connaître la supériorité des Européans que par leurs bienfaits.

    Cependant la même nation, dans le même temps, se souillait en Amérique et en Asie de toutes les perfidies, de toutes les barbaries. C’est que chez les peuples les plus éclairés il y a encore deux nations : l’une est instruite par la raison et guidée par l’humanité, tandis que l’autre reste livrée aux préjugés et à la corruption des siècles d’ignorance. (K.)