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CHAPITRE CLII.

par des tempêtes ; mais ils allèrent piller les rivages de l’Afrique.

Cependant les flibustiers qui se trouvent au delà de l’isthme, dans la mer du Sud, n’ayant que des barques pour naviguer, sont poursuivis par la flotte espagnole du Pérou ; il faut lui échapper. Un de leurs compagnons, qui commande une espèce de canot chargé de cinquante hommes, se retire jusqu’à la mer Vermeille et dans la Californie ; il y reste quatre années, revient par la mer du Sud, prend dans sa route un vaisseau chargé de cinq cent mille piastres, passe le détroit de Magellan, et arrive à la Jamaïque avec son butin. Les autres cependant rentrent dans l’isthme chargés d’or et de pierreries. Les troupes espagnoles rassemblées les attendent et les poursuivent partout : il faut que les flibustiers traversent l’isthme dans sa plus grande largeur, et qu’ils marchent par des détours l’espace de trois cents lieues, quoiqu’il n’y en ait que quatre-vingts en droite ligne de la côte où ils étaient à l’endroit où ils voulaient arriver. Ils trouvent des rivières qui se précipitent par des cataractes, et sont réduits à s’y embarquer dans des espèces de tonneaux. Ils combattent la faim, les éléments, et les Espagnols. Cependant ils se rendent à la mer du Nord avec l’or et les pierreries qu’ils ont pu conserver. Ils n’étaient pas alors au nombre de cinq cents. La retraite des dix mille Grecs sera toujours plus célèbre, mais elle n’est pas comparable.

Si ces aventuriers avaient pu se réunir sous un chef, ils auraient fondé une puissance considérable en Amérique, Ce n’était, à la vérité, qu’une troupe de voleurs : mais qu’ont été tous les conquérants ? Les flibustiers ne réussirent qu’à faire aux Espagnols presque autant de mal que les Espagnols en avaient fait aux Américains. Les uns allèrent jouir dans leur patrie de leurs richesses ; les autres moururent des excès où ces richesses les entraînèrent ; beaucoup furent réduits à leur première indigence. Les gouvernements de France et d’Angleterre cessèrent de les protéger quand on n’eut plus besoin d’eux ; enfin il ne reste de ces héros du brigandage que leur nom et le souvenir de leur valeur et de leurs cruautés.

C’est à eux que la France doit la moitié de l’île de Saint-Domingue ; c’est par leurs armes qu’on s’y établit dans tout le temps de leurs courses.

On comptait, en 1757, dans la Saint-Domingue française, environ trente mille personnes, et cent mille esclaves nègres ou mulâtres, qui travaillaient aux sucreries, aux plantations d’indigo, de cacao, et qui abrègent leur vie pour flatter nos appétits nouveaux, en remplissant nos nouveaux besoins, que nos pères