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CHAPITRE CXLVI.

se peut-il encore qu’une passion qui renverse les lois de la propagation humaine se soit emparée dans les deux hémisphères des organes de la propagation même[1].

Une autre observation importante, c’est qu’on a trouvé le milieu de l’Amérique assez peuplé, et les deux extrémités vers les pôles peu habitées : en général, le nouveau monde ne contenait pas le nombre d’hommes qu’il devait contenir. Il y en a certainement des causes naturelles : premièrement, le froid excessif, qui est aussi perçant en Amérique, dans la latitude de Paris et de Vienne, qu’il l’est à notre continent au cercle polaire[2].

En second lieu, les fleuves sont pour la plupart, en Amérique, vingt, trente fois plus larges au moins que les nôtres. Les inondations fréquentes ont dû porter la stérilité, et par conséquent la mortalité, dans des pays immenses. Les montagnes, beaucoup plus hautes, sont aussi plus inhabitables que les nôtres ; des poisons violents et durables, dont la terre d’Amérique est couverte, rendent mortelle la plus légère atteinte d’une flèche trempée dans ces poisons ; enfin la stupidité de l’espèce humaine, dans une partie de cet hémisphère, a dû influer beaucoup sur la dépopulation. On a connu, en général, que l’entendement humain n’est pas si formé dans le nouveau monde que dans l’ancien : l’homme est dans tous les deux un animal très-faible ; les enfants périssent partout faute d’un soin convenable ; et il ne faut pas croire que, quand les habitants des bords du Rhin, de l’Elbe, et de la Vistule, plongeaient dans ces fleuves les enfants nouveau-nés dans la rigueur de l’hiver, les femmes allemandes et sarmates élevassent alors autant d’enfants qu’elles en élèvent aujourd’hui, surtout quand ces pays étaient couverts de forêts qui rendaient le climat plus malsain et plus rude qu’il ne l’est dans nos derniers temps. Mille peuplades de l’Amérique manquaient d’une bonne nourriture : on ne pouvait ni fournir aux enfants un bon lait, ni leur donner ensuite une subsistance saine, ni même suffisante. Plusieurs espèces d’animaux carnassiers sont réduites, par ce défaut de subsistance, à une très-petite quantité ; et il faut s’étonner si on a trouvé dans l’Amérique plus d’hommes que de singes.

  1. Voyez dans le Dictionnaire philosophique l’article Amour socratique. (Note de Voltaire.)
  2. Voilà qui est bien exagéré. La différence de chaleur, par 30° lat. N., est de 3,3 ; par 40°, de 8,6 ; par 50°, de 12,9 ; enfin par 60°, de 16. La côte occidentale n’offre pas ces variations. (G. A.)