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CHAPITRE CXLIII.

descendent de l’homme à l’animal[1]. Peut-être aussi y a-t-il eu des espèces mitoyennes inférieures, que leur faiblesse a fait périr. Nous avons eu deux de ces Albinos en France ; j’en ai vu un à Paris, à l’hôtel de Bretagne, qu’un marchand de nègres avait amené. On trouve quelques-uns de ces animaux ressemblants à l’homme dans l’Asie orientale ; mais l’espèce est rare : elle demanderait des soins compatissants des autres espèces humaines, qui n’en ont point pour tout ce qui leur est inutile.

La vaste presqu’île de l’Inde, qui s’avance des embouchures de l’Indus et du Gange jusqu’au milieu des îles Maldives, est peuplée de vingt nations différentes, dont les mœurs et les religions ne se ressemblent pas. Les naturels du pays sont d’une couleur de cuivre rouge, Dampierre trouva depuis dans l’île de Timor des hommes dont la couleur est de cuivre jaune : tant la nature se varie ! La première chose que vit Pelsart, en 1630, vers la partie des terres australes, séparées de notre hémisphère, à laquelle on a donné le nom de Nouvelle-Hollande, ce fut une troupe de nègres qui venaient à lui en marchant sur les mains comme sur les pieds[2]. Il est à croire que, quand on aura pénétré dans ce

  1. Tout ce qu’on appelle homme doit être regardé comme de la même espèce, parce que toutes ces variétés produisent ensemble des métis qui généralement sont féconds : tous apprennent à parler, et marchent naturellement sur deux pieds.

    La différence entre l’homme et le singe est plus grande que celle du cheval à l’âne, mais plus petite que celle du cheval au taureau. Il pourrait donc exister des métis sortis du mélange de l’homme et du singe ; et comme les mulets, quoique inféconds en général, produisent cependant quelquefois, le hasard aurait pu faire naître et conserver une de ces espèces mitoyennes. Mais dans l’état sauvage les mélanges d’espèces sont si rares, et dans l’état civilisé ceux de ce genre seraient si odieux, et on serait obligé d’en cacher les suites avec tant de soins, que l’existence d’une de ces espèces nouvelles restera probablement toujours au rang des possibles.

    On ne peut révoquer en doute qu’il n’existe des hommes très-blancs ayant la forme du visage, les cheveux des nègres ; mais on ne sait pas avec certitude si c’est une monstruosité dans l’espèce des nègres, ou dans celle des mulâtres ; si c’est au contraire une race particulière, si les qualités qui les distinguent des autres hommes se perpétueraient dans leurs enfants, etc. Ces questions, et beaucoup d’autres de ce genre, resteront indécises tant que les voyageurs conserveront l’habitude d’écrire des contes, et les philosophes celle de faire des systèmes.

    Quant à la question si la nature n’a formé qu’une paire de chiens, ancêtres communs des barbets et des lévriers, ou bien un seul homme et une seule femme d’où descendent les Lapons, les Caraïbes, les Nègres et les Français, ou même une paire de chaque genre dont les dégénérations auraient produit toutes les autres espèces, on sent qu’elle est insoluble pour nous, qu’elle le sera longtemps encore, mais qu’elle n’est pas cependant hors de la portée de l’esprit humain. (K.)

  2. Le voyageur que Voltaire appelle Dampierre est le capitaine anglais William Dampier, qui fit trois fois le tour du monde, et dont les relations ont été traduites en français (Rouen, 1715, 5 vol. in-12). Dampier visita l’ile de Timor au mois d’octobre 1699, et ce fut dans la baie de Laplace qu’il vit les indigènes de couleur de cuivre jaune, avec des cheveux noirs et plats.

    Pelsart, négociant hollandais, était parti du Texel le 28 octobre 1628, et fut jeté, par une tempête, sur la terre australe. Son journal, traduit en français, se trouve dans le premier volume du recueil des Relations de divers voyages, par Thévenot. (Paris, 1663-1672, 2 vol. in-folio.) (E. B.)