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CHAPITRE CXXXIII.

de fuir et d’abandonner le gouvernement aux citoyens. Il y avait depuis longtemps deux partis dans la ville, celui des protestants et celui des romains : les protestants s’appelaient egnots, du mot eidgnossen, alliés par serment. Les egnots, qui triomphèrent, attirèrent à eux une partie de la faction opposée, et chassèrent le reste : de là vint que les réformés de France eurent le nom d’egnots ou huguenots ; terme dont la plupart des écrivains français inventèrent depuis de vaines origines.

Cette réforme surtout opposa la sévérité des mœurs aux scandales que donnaient alors les catholiques. Il y avait sous la protection de l’évêque, comme prince de Genève, des lieux publics de débauches établis dans la ville ; les filles légalement prostituées payaient une taxe au prélat ; le magistrat élisait tous les ans la reine du b….., comme on parlait alors, afin que toutes choses se passassent en règle et avec décence. On aurait pu excuser en quelque sorte ces débauches, en disant qu’alors il était plus difficile qu’aujourd’hui de séduire les femmes mariées ou leurs filles ; mais il régnait des dissolutions plus révoltantes, car après qu’on eut aboli les couvents dans Genève, on trouva des chemins secrets qui donnaient entrée aux cordeliers dans des couvents de filles. On découvrit à Lausanne, dans la chapelle de l’évêque, derrière l’autel, une petite porte qui conduisait par un chemin souterrain chez des religieuses du voisinage ; et cette porte existe encore.

La religion de Genève n’était pas absolument celle des Suisses ; mais la différence était peu de chose, et jamais leur communion n’en a été altérée. Le fameux Calvin, que nous regardons comme l’apôtre de Genève, n’eut aucune part à ce changement : il se retira quelque temps après dans cette ville ; mais il en fut d’abord exclu, parce que sa doctrine ne s’accordait pas en tout avec la dominante ; il y retourna ensuite, et s’y érigea en pape des protestants.

Son nom propre était Chauvin ; il était né à Noyon, en 1509 ; il savait du latin, du grec, et de la mauvaise philosophie de son temps ; il écrivait mieux que Luther, et parlait plus mal : tous deux laborieux et austères, mais durs et emportés ; tous deux brûlant de l’ardeur de se signaler et d’obtenir cette domination sur les esprits qui flatte tant l’amour-propre, et qui d’un théologien fait une espèce de conquérant[1].

  1. Luther eut plutôt un caractère violent qu’un caractère dur. Il fut emporté dans sa conduite, dans ses écrits, dans ses discours ; mais on ne lui reproche aucune action cruelle. On assure que, malgré la fureur théologique qui règne dans ses ouvrages, il était un bonhomme dans son intérieur, d’un caractère franc, d’une société paisible : sa haine pour les sacramentaires se bornait à les chasser des universités et du ministère, et c’est bien peu de chose pour le siècle où il a vécu. (K.)