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CHAPITRE CXXIX.

reçu sans difficulté de tout le canton ; et l’on érigea une colonne, sur laquelle on grava en lettres d’or ce jugement solennel, qui est depuis demeuré dans toute sa force.

(1528) Quand on voit ainsi la nation la moins inquiète, la moins remuante, la moins volage de l’Europe, quitter tout d’un coup une religion pour une autre, il y a infailliblement une cause qui doit avoir fait une impression violente sur tous les esprits. Voici cette cause de la révolution des Suisses.

Une animosité ouverte excitait les franciscains contre les dominicains depuis le XIIIe siècle. Les dominicains perdaient beaucoup de leur crédit chez le peuple parce qu’ils honoraient moins la Vierge que les cordeliers, et qu’ils lui refusaient avec saint Thomas le privilége d’être née sans péché. Les cordeliers, au contraire, gagnaient beaucoup de crédit et d’argent en prêchant partout la conception immaculée soutenue par saint Bonaventure. La haine entre ces deux ordres était si forte qu’un cordelier, prêchant à Francfort, sur la Vierge (1503), et voyant entrer un dominicain[1] s’écria qu’il remerciait Dieu de n’être pas d’une secte qui déshonorait la mère de Dieu même, et qui empoisonnait les empereurs dans l’hostie. Le dominicain, nommé Vigan, lui cria qu’il en avait menti, et qu’il était hérétique. Le franciscain descendit de sa chaire, excita le peuple ; il chassa son ennemi à grands coups de crucifix, et Vigan fut laissé pour mort à la porte. (1504) Les dominicains tinrent à Wimpfen un chapitre, dans lequel ils résolurent de se venger des cordeliers, et de faire tomber leur crédit et leur doctrine, en armant contre eux la Vierge même. Berne fut choisi pour le lieu de la scène. On y répandit, pendant trois ans, plusieurs histoires d’apparitions de la mère de Dieu, qui reprochait aux cordeliers la doctrine de l’immaculée conception, et qui disait que c’était un blasphème, lequel ôtait à son fils la gloire de l’avoir lavée du péché originel et sauvée de l’enfer. Les cordeliers opposaient d’autres apparitions. (1507) Enfin les dominicains ayant attiré chez eux un jeune frère lai, nommé Yetser[2], se servirent de lui pour convaincre le peuple. C’était une opinion établie dans les couvents de tous les ordres que tout novice qui n’avait pas fait profession, et qui avait quitté l’habit, restait en

  1. Voltaire a répété cette anecdote dans le paragraphe viii de son Avis au public sur les parricides imputés aux Calas, etc. (voyez Mélanges, année 1766), et dans ses Questions sur l’Encyclopédie (Dictionnaire philosophique), aux mots Blasphème et Vision.
  2. Voltaire a écrit Jetser, soit dans l’article Blasphème du Dictionnaire philosophique, soit dans l’Avis au public cité dans la note qui précède. (B.)