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CHAPITRE CXXVII.

nouvelle source d’une confusion inouïe jusqu’alors dans les annales du monde[1].

  1. Les abus de la puissance ecclésiastique en Occident commencèrent à devenir sensibles vers la fin de la première race de nos rois ; les réclamations qui s’élevèrent contre elle datent du même temps, et elles ont continué sans interruption.

    Jusqu’aux guerres contre les Albigeois, le clergé n’eut besoin, pour conserver sa puissance, que de livrer au supplice comme hérétiques tous ceux qui, par ces réclamations, se faisaient un petit parti dans le peuple. Cet usage barbare de punir de mort pour les opinions, introduit dans l’Église chrétienne, à la fin du IVe siècle, par le tyran Maxime, a subsisté depuis plus constamment qu’aucun autre point de la discipline ecclésiastique. Les Albigeois ne s’étaient répandus que dans quelques provinces ; une croisade prêchée contre eux étouffa cette hérésie dans le sang de deux ou trois cent mille hommes ; les souverains de la Bohême commirent la faute de risquer leur trône, et de détruire leur pays pour assurer au clergé le maintien de sa puissance, et l’hérésie des hussites fut anéantie. Ces événements avaient peu influé sur le reste de l’Europe. Chaque opinion n’était répandue que dans le pays où elle avait pris naissance. L’invention de l’imprimerie vint tout changer. Un auteur se faisait entendre à la fois de tous les pays où sa langue était connue. Un livre écrit en latin était lu dans toute l’Europe. Le clergé crut pouvoir employer au XVIe siècle les mêmes armes qu’au XIIIe, et il se trompa : ceux qu’il persécutait plaidèrent leur cause au tribunal de toutes les nations, et la gagnèrent auprès de quelques-unes.

    La destruction des abus de la puissance ecclésiastique était le vœu secret de tous les hommes instruits et vertueux, de tous les princes, de tous les magistrats de l’Europe. Mais par malheur ceux qui attaquèrent ces abus étaient théologiens par état ; ils mêlèrent à leurs réclamations des opinions théologiques. Ces questions, sur lesquelles presque personne n’avait d’opinion précise ou bien arrêtée, et auxquelles le plus grand nombre n’avait jamais pensé, occupèrent bientôt tous les esprits, et chacun prit ou garda l’opinion qu’il crut la plus vraie.

    Les hommes ne changèrent pas d’opinion, comme on le croit communément ; mais chacun en adopta une, ou garda celle qu’il avait auparavant, sans savoir que ses voisins en eussent une autre.

    Il eût été facile aux princes d’étouffer ces disputes en ne paraissant point y attacher d’importance, et de faire le bien de leurs peuples en augmentant leur puissance et leurs propres richesses par la destruction des abus. L’indépendance de leur couronne et de leur personne assurée, tant d’ecclésiastiques inutiles rendus à la population et au travail, les biens de l’Église réunis au domaine de l’État, le peuple délivré de l’impôt qui se levait sur lui en frais de culte, en aumônes aux moines, en fêtes, en pèlerinages, en achats de dispenses ou d’indulgences, la superstition bannie avec la férocité, l’ignorance et la corruption, qui en sont les suites : que d’avantages pour les souverains très-peu riches de provinces dépeuplées, sans industrie, et sans culture ! Il n’eût fallu que vouloir, on n’eût trouvé dans les peuples, au premier moment, que de l’horreur pour les scandales et les extorsions du clergé, et de l’indifférence pour les dogmes. Cela est si vrai que tous les princes qui ont voulu se séparer de Rome et réformer leur clergé y ont réussi. La fausse politique de Charles-Quint et de François Ier empêcha la révolution d’être générale et paisible. Ils ne songèrent qu’à l’intérêt qu’ils croyaient avoir de se ménager l’appui du pape pour leurs guerres d’Italie, et ils se disputèrent à qui lui immolerait le plus de victimes humaines. Cependant ni la protection du pape, ni les États qu’ils se disputaient, ne pouvaient augmenter leur puissance réelle autant que la réunion à leur domaine des bénéfices inutiles. La sécularisation des évêchés et des abbayes d’Allemagne eût donné à Charles, dans l’empire, une puissance plus grande que celle qu’il se flatta vainement d’acquérir en allumant les guerres funestes qui ont manqué deux fois de causer la ruine de sa maison. Le rescrit de la diète de Nuremberg, en 1523, et sa réponse au pape, prouvent que Charles eût alors été le maître d’établir la réforme sans exciter le moindre trouble. Peut-être l’opinion eût-elle eu la force de l’emporter sur la mauvaise politique de ces princes ; mais malheureusement une grande partie de ceux qui dominaient alors sur les opinions restèrent attachés à la religion romaine, qu’ils méprisaient au fond du cœur autant que les subtilités théologiques des nouveaux sectaires : les uns, par crainte, par amour de la paix ; d’autres dans l’idée que la réforme des abus devait être la suite infaillible, mais tranquille, du progrès des lumières, et qu’il ne fallait pas se hâter de peur de tout perdre. Ils se trompèrent, et leur indifférence ou leur erreur a plongé l’Europe dans des malheurs auxquels nulle autre époque de l’histoire ne présente rien de comparable.

    À la vérité, l’intolérance des protestants rend plus excusable la conduite de ceux qui refusèrent de se joindre à eux. Ils ne virent point que le principe d’examen adopté par les protestants conduisait nécessairement à la tolérance, au lieu que le principe de l’autorité, point fondamental de la croyance romaine, en écarte non moins nécessairement ; qu’enfin l’intolérance des protestants, et même ce qu’ils avaient conservé de dogmes théologiques, n’était qu’un reste de papisme que les principes mêmes sur lesquels la réforme était fondée devaient détruire un jour. Ils crurent que puisqu’ils n’avaient que le choix de leurs chaînes, il valait mieux porter celles que la naissance leur avait données que d’en prendre de nouvelles, et ne se mêler de ces querelles que pour adoucir l’erreur des partis, puisque, dans tous ceux qui partageaient l’Europe, quiconque voulait penser d’après lui-même n’avait que le choix du silence ou du bûcher. (K.)